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L’AVALEUR DE SABRES

pluie d’orage, qui avait abattu la poussière, laissait de brillantes gouttelettes aux feuillées de ronces qui bordaient les champs.

Mademoiselle Saphir était sur son petit divan, la tête appuyée sur sa main que baignaient les grandes masses de ses magnifiques cheveux blonds. À ses pieds gisait une broderie commencée qui avait glissé de ses genoux.

Elle rêvait, mais non point au hasard et toute seule ; elle rêvait après avoir lu et relu trois lettres fatiguées et froissées qui sans doute avaient pour elle un incomparable intérêt.

Elle les tenait toutes les trois dans sa main mignonne ouverte en éventail et recouvrant à demi un quatrième carré de papier, qui était une carte photographiée.

Ces trois lettres et ce portrait étaient toute son histoire. Il ne lui était pas arrivé autre chose dans sa vie, à part le grand malheur qui la sépara de sa mère.

Aussi je ne sais par quelle association d’idées ce premier chapitre d’un roman enfantin qui, jamais sans doute ne devait avoir un dénouement, la reportait à la pensée de sa mère.

Elle ne savait rien ; elle n’avait rien vu et d’ailleurs les jeunes filles ne rient pas volontiers des naïvetés qui se trouvent dans les déclarations des lycéens. La première missive de M. le comte Hector de Sabran avait été apportée, en grand mystère, à Saphir, le lendemain de la fameuse représentation, par un malheureux enfant qui nettoyait les quinquets du théâtre ; elle ressemblait un peu à la seconde qui ressemblait beaucoup à la troisième, et toutes les trois disaient à la jeune fille qu’elle était belle, charmante, adorable, qu’on l’aimerait à deux genoux, qu’on n’aurait jamais d’autre femme qu’elle.

La troisième contenait le portrait de monsieur Hector, et nous savons que ce jeune gentilhomme n’était pas du tout un menteur, puisqu’il avait fait dans les formes au ménage Canada la demande de la main de mademoiselle Saphir.

Celle-ci n’avait éprouvé aucune espèce de scrupule à recevoir et à lire les lettres ; l’envoi de la photographie l’avait surtout enchantée. Elle n’avait pas remarqué monsieur Hector à la représentation, mais sur le papier il lui plaisait au possible.

Ce fut tout pour le moment, mais il y avait trois ans de cela, et mademoiselle Saphir, qui avait revu Hector une fois, relisait encore les lettres en contemplant le portrait. Le portrait avait embelli.

Et pourtant ce joli monsieur Hector avait donné en quelque sorte le signal d’une ère nouvelle. Comme si beaucoup de gens eussent pris à tâche de l’imiter, à dater de ce moment et tout le long de ces trois années, mademoiselle Saphir avait reçu des quantités incalculables de billets doux et même de madrigaux rimés à la provinciale.

Le ménage Canada n’était pas sans être flatté par cette averse de déclarations. Échalot et sa compagne se disaient : avec les principes qu’on lui avait donnés, elle ne fera pas la cabriole, et l’empressement de la jeunesse autour d’elle est d’un bon augure pour la facilité subséquente de son mariage sérieux.

Mademoiselle Saphir, elle, lisait quelquefois la première ligne des