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LES HABITS NOIRS

d’après des souvenirs nouveaux et en quelque sorte factices qui étaient l’œuvre du prévoyant Saladin.

Il ne faut pas oublier que, dès les premiers jours, Saladin avait été chargé de l’éducation intellectuelle de Saphir. Dès les premiers jours, Saladin avait conçu un plan qui ne manquait pas d’une certaine adresse, mais que les circonstances et l’aversion instinctive de la jeune fille devaient faire avorter.

Saladin était un homme d’affaires et non point du tout un séducteur. Il méprisait les vices de son père qui ne rapportaient rien et professait hautement cette théorie que tout péché doit profiter à la bourse ou à la position du pécheur.

— Le monde, disait-il, quand il était en humeur de philosopher, est plus grand que la baraque, mais tout pareil. La question est toujours d’avaler des sabres ; seulement à la baraque ça rapporte trente sous par jour, et dans le monde on peut trouver par hasard une ferraille à manger qui vous fait tout d’un coup millionnaire.

Saladin s’était dit : mon histoire avec la petite m’a valu cent francs qui ont été mangés par papa Similor. Papa Similor me le payera, mais ce n’est pas la question. Le beau, ce serait de gagner une fortune avec le regain de l’affaire, en ramenant la petite à sa famille ou en l’exploitant de tout autre manière. On pourra voir.

La mère de Petite-Reine n’était pas riche, Saladin s’en doutait bien ; mais il y avait un personnage qui l’avait frappé vivement et dont la mémoire restait en lui comme une promesse des contes de fées : c’était l’homme au teint basané, à la barbe noire, qui lui avait donné 20 francs, au guichet de la rue Cuvier.

Saladin regrettait amèrement de n’avoir pas fait affaire avec celui-là tout de suite.

Patient de caractère, trafiquant dans l’âme et sacrifiant résolument le présent au profit de l’avenir, Saladin regardait Petite-Reine comme un des mille et un semis qu’il mettait en terre au hasard pour les récoltes futures.

Il lui avait parlé de sa mère tout d’abord, c’est-à-dire aussitôt que l’enfant avait pu le comprendre ; il l’avait fait mystérieusement, à mots couverts et calculés pour entretenir dans un état perpétuel d’éveil et de désir l’imagination de la fillette.

Il lui avait fait entendre que c’était là un grand secret, et il ne faut pas chercher ailleurs l’origine de la bizarre influence que Saladin avait gardée sur mademoiselle Saphir, malgré l’antipathie naturelle de la jeune fille.

Cette antipathie avait fait explosion un jour que Saladin, non point par galanterie, mais par intérêt, avait essayé d’aller trop loin et trop vite.

Ce fut la cause de son départ. Cette fois-là, comme il le dit lui-même à son père, il avait avalé le sabre de travers.

Chose singulière, le départ de Saladin avait laissé un grand vide dans l’existence de Saphir, mais ce vide pouvait s’exprimer par un mot qu’elle ne disait jamais qu’à elle-même : ma mère.

La grande voiture Canada roulait donc sur le chemin de Paris.

Le soleil s’en allait baissant sur la droite de la route, derrière les larges massifs de la forêt de Maintenon. C’était une chaude journée d’été ; une