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L’AVALEUR DE SABRES

jouissait des agréments de la route en compagnie de son Échalot et des principaux patriciens de sa troupe.

Le fretin suivait à pied pour ne pas fatiguer les beaux percherons qui semblaient tout fiers de traîner un si considérable équipage. Au centre de longueur de l’immense carriole, non loin de la cabine qui servait de retraite au couple Canada, il y avait un réduit charmant qui était le domaine particulier de mademoiselle Saphir.

Je dis charmant, parce que c’était Saphir elle-même qui en avait disposé le simple et frais arrangement.

Il y a des êtres privilégiés que la contagion du burlesque ne gagne jamais, comme il y a des choses assez poétiques, assez belles pour ne pas craindre le contact du ridicule.

Vous avez tous vu des roses dans les cheveux d’une femme lourde ou laide ; la femme restait laide et lourde, et la rose n’en était pas moins belle. Vous avez tous admiré au fond, au plus profond d’un intérieur bourgeoisement comique, quelque jeune fleur animée, portant haut, sans le savoir, sa distinction native, svelte comme un rêve de Goethe, suave comme un soupir de Weber. Il faut un cadre la plupart du temps aux choses jolies ; les choses belles valent indépendamment de ce qui les entoure et parfois même le caprice du contraste ajoute un charme imprévu à leur perfection.

La retraite de Saphir s’ouvrait sur le côté de la voiture par une petite fenêtre drapée de rideaux de soie. À l’intérieur, il y avait un lit, un petit divan, un métier à broder et une table avec quelques livres. À la cloison pendaient une paire de fleurets et une mandoline espagnole abondamment incrustée de nacre. Dans la ruelle du lit, on voyait une image de la Vierge.

Saphir avait bientôt seize ans, elle était grande, élancée, et, malgré son prodigieux talent de danseuse de corde que nous n’avons pas à nier, sa taille gardait cette grâce indolente qui semble exclure la violence des mouvements. Elle était belle à la fois ingénument et noblement ; ses traits, d’une pureté admirable, avaient encore quelque chose des gaietés enfantines, et pourtant l’aspect général de sa physionomie laissait dans l’esprit une saveur rêveuse et même mélancolique.

Cela venait surtout de ses grands yeux bleus, profonds mais distraits, et qui semblaient regarder au-delà des choses de la vie.

Saphir dansait devant le public grossier de la foire depuis qu’elle se connaissait ; elle n’éprouvait à cela ni plaisir ni honte. Madame Canada avait perdu beaucoup de peine à vouloir lui inculquer l’orgueil du succès. Pour les oreilles de notre belle Saphir, les applaudissements étaient un vain bruit, parce qu’elle ne s’était jamais montrée sans être applaudie.

Ainsi en avait-il été de ses charmes, malgré certains enseignements suggérés par le trop zélé Saladin, jusqu’à ce jour où le collège ecclésiastique du Mans avait loué la salle tout entière. Depuis ce jour-là Saphir n’ignorait plus sa beauté splendide, et quoiqu’il n’y eût rien en elle qui pût motiver l’accusation de coquetterie, elle tenait chèrement à sa beauté.

Nous expliquerons d’un mot le côté de sa nature qui se posait vis-à-vis du ménage Canada comme une impénétrable énigme. Saphir avait un secret depuis sa plus petite enfance ; elle pensait à sa mère, non point à cause des souvenirs confus qui lui étaient restés après sa maladie, mais