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L’AVALEUR DE SABRES

« — Et qu’est-ce que vous voulez ? demanda encore ma compagne.

« — Je veux parler au directeur pour une affaire importante.

« Amandine ouvrit à tout hasard ; nous n’avions ni à craindre les voleurs, ni à redouter une visite ; nous étions installés comme des princes.

« On fit entrer monsieur le comte Hector de Sabran dans notre chambre à coucher, et quoiqu’il fût en habit de ville, je reconnus en lui du premier coup d’œil un des élèves du collège ecclésiastique.

« C’était un beau petit homme de dix-sept à dix-huit ans, campé comme un jeune premier des meilleurs théâtres, joli à croquer, et pas trop déconcerté pour la circonstance.

« — Monsieur le directeur, me dit-il en tenant la tête haute mais avec un pied de rouge sur la joue, je suis le plus fort élève en gymnastique de toute l’institution ; je fais mieux le trapèze que votre bonhomme, et si vous me voyiez exécuter au tremplin le saut périlleux double, ça vous ferait plaisir. Je ne suis pas content de mes professeurs ; je me destinais à l’École polytechnique, mais j’ai changé d’avis. Je suis orphelin ; dans quatre ans, je serai maître de ma fortune ; je vous propose de m’engager chez vous, et comme j’ai l’honneur d’être gentilhomme, au lieu de recevoir des appointements, c’est moi qui vous en donnerai.

« Cette dernière phrase fut débitée d’un véritable ton de grandeur.

« Le lecteur peut rire s’il veut, mais il arrive des choses pareilles en foire, et tout le monde ne s’y conduit pas avec la même délicatesse que moi et madame Canada.

« J’interrogeai le jeune homme avec adresse et je n’eus pas de peine à découvrir qu’il était passionnément amoureux de notre chère fille, dont il nous demanda même la main honnêtement.

« Madame Canada me pinça le bras et me dit à l’oreille :

« — Voilà le bal qui s’entame ! Désormais ils vont tous venir à la file et ça n’en finira plus !

« Moi je songeais avec une douce mélancolie aux premiers battements de mon jeune cœur dans les temps jadis. L’adolescence m’intéresse et si j’avais pu espérer que le comte Hector de Sabran serait devenu par la suite l’époux légitime de mademoiselle Saphir, j’aurais éprouvé de la satisfaction à favoriser son amour en tout bien tout honneur.

« Mais pas de danger ! J’ai vu aux théâtres du boulevard trop de pièces historiques, tirées des archives et autres, où les nobles abusent de la vertu des chastes jeunes filles du peuple.

« Je répondis à monsieur le comte avec politesse mais fermeté que mes principes ne me permettaient pas d’accueillir son offre.

« Comme il essayait de me séduire avec douze louis qu’il avait, sa montre en or et une pipe d’écume, montée semblablement du même métal, je le pris par le bras et, me servant de ma force supérieure, je le reconduisis jusqu’à son institution.

« Amandine m’approuva quoiqu’elle convînt avec moi que ce jeune comte était joli homme et qu’il eût fait un fier mari pour notre trésor, par la suite.

« La jeunesse du temps présent est astucieuse et apprend de bonne heure ce que parler veut dire. Je ne sais comment monsieur le comte Hector de Sabran s’y prit, mais mademoiselle Saphir reçut plusieurs lettres de lui et