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LES HABITS NOIRS

« Je ne pouvais détacher mes regards de cette belle et noble enfant, toute pâle de désir et de crainte, dont les grands yeux mouillés nous suppliaient.

« Mais d’où lui venait la pensée de sa mère ? et pourquoi ce jour-là plutôt que la veille ?

« Madame Canada lui dit l’exacte vérité ; elle lui raconta en peu de mots l’histoire de son arrivée à la baraque, toute petite qu’elle était, dans les bras de Saladin adolescent.

« Pendant qu’Amandine parlait, Saphir faisait un effort violent pour se souvenir ; on eût dit qu’elle était sur la trace d’une impression qui la fuyait sans cesse.

« Puis elle trembla, et pour la dernière fois nous l’entendîmes murmurer ces mots presque inintelligibles : « Maman, maman, maman… »

« Elle nous quitta, après avoir embrassé non seulement nos fronts, mais encore nos mains.

« Quand elle fut partie, Amandine, qui est le bon cœur des bons cœurs, me dit en essuyant ses yeux où les larmes revenaient malgré elle :

« — Si pourtant la mère vivait !

« Et depuis ce soir-là, nous avons parlé de la mère, nous deux, jusqu’à en radoter, la faisant ceci et cela, pauvre ou riche, jeune ou vieille et nous demandant si elle serait contente ou fâchée au jour où on lui dirait : « Voilà votre enfant ».

« Avant de finir mes mémoires, je vais marquer une circonstance qui prouvera d’une part les sentiments inspirés par mademoiselle Saphir à un public idolâtre et, de l’autre, jusqu’à quel point d’honnêteté morale et incorruptible moi et madame Canada nous étions parvenus dans la fréquentation de notre bon ange.

« Au Mans, capitale du département de la Sarthe, nous donnâmes un nombre de représentations très suivies, remplaçant l’avalage et autres exercices démodés par une gymnastique plus en faveur, telle que trapèze et marche au plafond, le tout compliqué par deux vaudevilles dont nous avions la troupe assortie, capable de les jouer très convenablement.

« Le lundi de la Pentecôte, il vint un homme en bourgeois qui nous proposa de louer notre salle tout entière pour une institution, ou collège, tenue par des abbés et où étaient des jeunes gens nobles de la localité. On nous invita à ne montrer que des tableaux dignes de cette jeunesse vertueuse, et sur ce que ma compagne demanda si les abbés désiraient voir mademoiselle Saphir, le monsieur répondit :

« — C’est pour elle que se fait la partie.

« Voilà donc qui est bien, nous épluchons les vaudevilles et nous donnons une représentation à laquelle les petites demoiselles de la première communion auraient pu assister.

« Si bien que le directeur du collège vint nous en faire des compliments distingués à la fin du spectacle. Mais vous allez voir.

« Vers onze heures avant minuit, comme tout notre monde était en train de se coucher, voilà qu’on frappe à la porte de la baraque.

« — Qui va là ? demanda madame Canada.

« — Le comte Hector de Sabran, répondit une jolie petite voix qui essayait de se faire bien mâle, mais qu’on eût dit appartenir à une demoiselle.