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L’AVALEUR DE SABRES

querelle domestique quand, répondant à ses plaintes, je m’écriai malgré moi :

« — Quel talent et comme il s’exprime avec facilité !

« Ma compagne me pardonna par la joie qu’elle avait de leur départ. Cette joie me sembla d’abord dénaturée ; mais au bout de quelques semaines, je fus bien forcé de me rendre à l’évidence.

« Si l’absence d’Amédée et de Saladin laissait un vide dans mon cœur, l’effet contraire était produit dans notre caisse ; je ne sais pas comment ils me volaient, quand ils étaient avec nous, mais dès que nous eûmes perdu l’honneur de leur compagnie, le niveau de nos bénéfices s’accrut dans une proportion vraiment surprenante.

« Il y eut un autre résultat bien plus précieux pour nous. Le caractère de notre chère enfant devint plus communicatif et plus tendre ; il semblait dans les premiers jours que nous l’eussions délivrée d’une grande terreur.

« Et pourtant, à différentes reprises, elle manifesta un certain regret du départ de Saladin, son maître. Elle avait en lui, au point de vue de ses études, une excessive confiance, et quand nous lui proposâmes, car notre position nous permettait désormais cette dépense, de lui donner une maîtresse ou une institutrice, elle repoussa cette offre péremptoirement.

« C’est à peu près tout ce que j’ai à enregistrer pour le quart d’heure. Mademoiselle Saphir a maintenant quatorze ans et son succès dépasse tout ce qui a été vu sur les plus grands théâtres des principales capitales de l’Europe. Son talent n’est égalé que par sa modestie.

« Elle continue ses études toute seule, lisant non plus les petits romans que ce coquin de Saladin se procurait en location, mais des livres d’histoire et de poésies, composés par les premiers auteurs.

« Moi et madame Canada nous avions conçu la crainte de la voir nous mépriser à mesure qu’elle cultivait la distinction de son intelligence, mais c’est bien du contraire : plus elle va, plus elle est douce et tendre avec nous, et nous ne passons jamais une soirée sans remercier le bon Dieu qui nous l’a donnée.

« Cette première idée de prier le bon Dieu nous est encore venue d’elle. Je ne suis pas un cagot, madame Canada non plus, mais on dort plus tranquille quand, après avoir fait son ouvrage, on s’est mis à genoux l’un auprès de l’autre pour rendre grâce à l’Être suprême.

« L’enfant demanda une fois à mon Amandine de la conduire à l’église ; madame Canada me dit en revenant :

« — Elle a prié comme un chérubin, quoi ! Ça m’a donné envie et j’ai fait comme elle. Les chiens regardent bien les évêques.

« Mademoiselle Saphir, après nous avoir embrassés, le soir de ce jour-là, s’assit sur les genoux de ma compagne et nous parla de choses et d’autres pendant quelques minutes ; puis, se levant tout à coup, elle nous regarda bien en face et nous demanda :

« — Vous n’avez jamais connu ma mère ?

« Nous restâmes tout confus ; elle nous prit les mains et les rassembla dans les siennes.

« — Dites, dites ! insista-t-elle, ne me cachez rien, ma mère est-elle morte ?

« Ce fut Amandine qui répondit ; moi je n’en aurais pas eu la force.