Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/118

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
307
L’AVALEUR DE SABRES

par la troupe. Cologne, Poquet et Similor lui-même battaient des mains sur son passage. Elle n’en paraissait pas plus fière ; mais quand madame Canada, inondée des larmes de son bonheur, voulut la presser sur sa poitrine, la petite eut comme un spasme, elle se rejeta en arrière, elle trembla, et nous devinâmes sur ses lèvres ces mots qu’elle ne prononçait déjà plus : « Maman, maman, maman… »

« L’instant après, elle s’élança vers sa mère d’adoption et la couvrit de caresses.

« — Vieux, me dit Similor toujours prêt à profiter des circonstances pour subvenir aux besoins de son existence déréglée, c’est des dérisions que de récompenser par soixante et quinze centimes le talent d’une telle artiste incomparable. Ayant toujours la tutelle de mon fils Saladin, qui sera majeur seulement dans huit mois, j’exige que les feux de mademoiselle Saphir soient portés à 1 franc 50 centimes journellement et que je les touche.

Madame canada voulait refuser, mais, dans le but de garder la paix intérieure, je consentis à cette nouvelle exagération de mon ancien ami.

« — Laisse bouillir le mouton, dis-je à ma compagne, Saladin, sans le vouloir, a payé bien cher les soins que je donnai à sa petite enfance. N’oublions pas que nous lui devons mademoiselle Saphir et que mademoiselle Saphir est la poule aux œufs d’or, qui nous permettra de passer nos vieux jours dans l’opulence.

« Ce n’est pas trop dire. Le lendemain, plus d’affiches, mais en revanche, devant la galerie où se faisait le boniment, une petite pancarte annonçait que, pendant les représentations de mademoiselle Saphir, le prix des places serait momentanément doublé. Les collègues de la foire vinrent lire la pancarte dans la matinée, et désapprouvèrent la mesure à l’unanimité ; nonobstant, dès la première fournée, nous refusâmes du monde, et avant de nous coucher, je pus compter 150 francs de bénéfice.

« C’était le Pérou, l’Eldorado, le rêve impossible ; on n’avait jamais rien vu de pareil !

« Nous restâmes dix jours à Nantes ; nous aurions pu y rester cent ans, s’il y avait des foires de cette durée ; la recette n’avait pas baissé d’un centime.

« Mais que nous importait désormais d’aller ici ou là ? Nous avions avec nous notre talisman ; nos résidences pouvaient changer de noms, notre succès était toujours le même.

« Toutes les villes de France : Bordeaux, Marseille, Toulouse, Rouen, Lyon, Lille, Strasbourg et autres versèrent tour à tour dans nos coffres le témoignage de leur admiration ; nous n’avions qu’à nous présenter pour réussir ; la renommée de notre étoile nous précédait désormais, et plusieurs conseils municipaux des localités secondaires nous firent des offres exceptionnelles que notre intérêt nous contraignit de refuser.

« En 1859, au mois d’août, le Théâtre Français et Hydraulique fut dépecé pour être vendu au vieux bois. À son lieu et place sur le terrain de foire de Saint-Sever, sous Rouen, fut inauguré le THÉÂTRE DE MADEMOISELLE SAPHIR, avec ce simple frontispice : Prestiges, élévations, grâce, adresse !

« C’était un assez beau monument, quoique portatif par le démontage.