Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/115

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
304
LES HABITS NOIRS

« Saladin mordait à cela et c’était la seule supériorité que son père eût gardée sur lui.

« Mais cet écrit n’est pas plus destiné à détailler les maladresses de Saladin et de Similor que les crimes des Habits Noirs, avec lesquels, au prix de mon aisance, je ne voudrais pas renouer mon ancienne connaissance ; je manie la plume pour être utile à notre fille d’adoption, et je veux m’étendre seulement sur ce qui la regarde.

« C’était, dès ce temps-là, un drôle de petit caractère, et des plus philosophes que moi n’auraient pas su le définir. On ne peut pas dire qu’elle était gaie, quoiqu’elle eût toujours son joli sourire sur les lèvres ; il y avait derrière ce sourire je ne sais quoi qui restait triste ou plutôt froid ; elle nous aimait bien à sa manière ; elle semblait contente de nos caresses, elle nous les rendait, mais froidement. Je cherche à dire ça comme c’était au juste : le froid ne se montrait pas, il se devinait.

« Moi et Amandine, il n’y a pas de choses qu’on n’ait faites pour deviner ce qu’il y avait dans ce petit cœur. Nous l’aimions si tendrement que l’idée qu’elle souffrait en dedans et qu’elle nous cachait sa peine serrait semblablement nos deux cœurs. Avait-elle des souvenirs ? les cachait-elle ? Ne pouvait-elle prendre en nous la confiance qu’il fallait pour nous dire son pauvre petit secret ?

« Ou bien, comme nous l’avions pensé si souvent, le coup qui l’avait séparée de sa famille laissait-il des traces dans son cerveau ? Il y avait des moments où son regard fixe semblait dire : « Je cherche au fond de ma mémoire vide et je n’y trouve rien. » C’était le plus souvent ainsi, quand elle se croyait seule et non observée ; d’autres fois, son grand œil bleu s’allumait tout à coup ; il semblait qu’elle allait renouer le fil rompu de ses souvenirs, et sa charmante figure prenait alors une expression de joie. « Mais tout cela s’évanouissait, ses yeux s’éteignaient ; elle redevenait pâle et les grandes boucles de ses cheveux blonds retombaient comme un voile sur sa figure qui ne disait plus rien.

« — Moi, répétait souvent Amandine, j’ai idée que la pauvre ange finira folle. Quelle malheur !

« En attendant, elle grandissait en bonne santé et en talents. Ils commençaient à nous l’envier en foire et, si nous eussions voulu nous en défaire, on en aurait eu déjà une jolie somme, car les calés de la partie nous croyaient encore pauvres, rapport au mauvais état de la baraque, et ne se gênaient pas pour nous faire des propositions.

« Mais sans parler des espérances qu’on avait fondées sur ses débuts comme danseuse de corde, moi et Amandine nous n’aurions pas voulu nous séparer d’elle pour des mille et des cents, et comme Saladin, qui nous l’avait apportée, était bien capable de nous la subtiliser, je lui dis, une fois pour toutes, en présence de son père et avec l’approbation de madame Canada :

« — Toi, quoique j’aie gardé à ton vis-à-vis la faiblesse d’un père nourricier, si tu t’avises d’y toucher, je t’écrase !

« À la baraque, ils connaissaient tous la douceur de mon caractère et ils savaient que, quand une fois je faisais une menace, c’était comme du papier timbré.

« Saladin, du reste, ne détestait pas l’enfant, bien au contraire. Il y avait