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LES HABITS NOIRS

de monsieur Baruque et de monsieur Gondrequin-Militaire, à qui sont dus les premiers tableaux de la foire.

« On ne peut pas dire que tout ça fût des vains songes ; néanmoins, il y en avait trop pour une seule jeune personne qui dépassait à peine sa troisième année ; c’est pourquoi moi et madame Canada nous commençâmes par continuer de la laisser boire, manger et dormir en toute liberté, sauf une petite leçon que donnait tous les matins mademoiselle Freluche.

« Je note ici pour les parents (les vrais) deux particularités et un phénomène.

« Le phénomène c’est la cerise que l’enfant portait et porte encore entre le sein et l’épaule droite. Au jour d’aujourd’hui, elle a quatorze ans et la cerise n’est plus si rose ; mais on la voit encore très bien. Ai-je besoin d’ajouter que ce phénomène était l’origine de son premier nom ? Ça me paraît superflu. Mon lecteur l’a deviné.

« Les particularités, les voilà dans leur ordre naturel :

« 1er Pendant bien longtemps, la petite ne vint au théâtre que pour figurer ses rôles. On l’apportait dans la crèche de l’Enfant-Jésus ou dans le berceau de Moïse et puis on la remportait. C’était tout. Elle ne connaissait rien de ce qui se faisait chez nous.

« Un soir, peu de temps après qu’elle eut retrouvé la parole, je l’emmenai avec moi pour qu’elle vît danser mademoiselle Freluche : histoire de lui donner du goût pour la partie.

« Aussitôt que mademoiselle Freluche bondit sur la corde, la petite se mit à trembler comme elle faisait toujours en appelant sa maman, mais plus fort. Elle se leva, elle était aussi blanche qu’un linge et semblait hors d’elle-même.

« — Maman ! maman ! maman ! dit-elle par trois fois. Sous la fenêtre… le pont… la rivière… Ah ! je ne sais plus !

« Ce dernier mot vint après un grand effort, et l’enfant se rassit, épuisée.

« Madame Canada eut le soupçon que sa maman était danseuse de corde. Moi pas. On eut beau interroger la petite, elle ne dit rien.

« Le vrai, c’était son mot : je ne sais plus ! Et je marque ma pensée telle qu’elle fut : sous la fenêtre de l’appartement où demeurait l’enfant, une danseuse de corde avait coutume de travailler. C’était auprès de la rivière et vis-à-vis d’un pont…

« 2e Saladin tourmentait souvent pour qu’elle vînt le voir avaler des sabres. N’y a pas plus orgueilleux que ce blanc-bec-là ; ayant toujours gardé vis-à-vis de lui la faiblesse d’une mère nourrice, je cédai à ses désirs.

« D’ordinaire, l’enfant jouait volontiers avec Saladin, qui est un gentil garçon et qui se montrait très complaisant pour elle.

« Quand il entra en scène, la petite le regardait en souriant. Mais à peine eut-il mis la pointe du sabre dans sa bouche, qu’elle se rejeta violemment en arrière, disant comme l’autre fois :

« — Maman ! maman ! maman !

« Elle tremblait convulsivement, ses yeux tournaient. Elle ajouta entre ses pauvres petites dents qui grinçaient :

« — C’est lui !

« Et elle tomba inanimée. »