Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/111

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
300
LES HABITS NOIRS

« — C’est superbe, je paye le café.

« — J’accepte, répondis-je. La Californie est à la maison, c’est agréable.

« — Et la satisfaction aussi, ajouta Amandine, car je l’idole cette chérie-là, et j’aurais une fillette à moi que je ne l’aimerais pas tant.

« Madame Canada jouit d’une juste renommée pour fricasser le café. C’est un velours qui sort de ses mains, ne ménageant aucun des ingrédients qui peuvent ajouter à son charme. Elle en fit une pleine bouilloire, car nous n’avions plus à y regarder de si près, étant favorisés par la recette. On passa la nuit tout entière à parler de la petite.

« C’est sûr qu’en vieillissant on devient meilleur, car Amandine partage maintenant le désir honorable que j’ai de retrouver les parents de la jeune personne. Cette nuit-là, ce n’était pas ainsi, puisqu’elle me dit :

« — Cerise, ça n’est pas un nom.

« — C’est drôle, objectai-je, et ça tape l’œil sur l’affiche.

« — Possible, mais c’est un écriteau sur son dos. Si on le lui laisse, les parents sont capables de deviner la charade. Alors, comme elle vaut de l’argent, avant dix mois on viendra nous la reprendre.

« C’était clair, on verra bientôt pourquoi.

« — En définitive, les parents l’ont vendue, répondis-je sans être bien sûr que je disais la vérité.

« Madame Canada haussa les épaules.

« — C’est clair ! fit-elle pourtant avec empressement.

« Mais au fond du cœur nous avions tous deux la même idée. Les parents d’un ange pareil : ça doit être dans l’opulence.

« — En foi de quoi, achevai-je, puisque le droit y est, gardons ce que nous avons payé, et cherchons un autre nom à la minette.

« Ce qui fut dit fut fait, et Dieu sait que nous nous donnâmes de la peine. Chaque fois que nous trouvions un nom nouveau, il était épluché, discuté, puis rejeté, parce qu’il ne valait pas celui de Cerise qui était venu tout seul.

« Et pendant tout cela, nous regardions cette chère figure blanche et rose — toute ronde — qui dormait en souriant dans son berceau, une vraie cerise en vérité.

« Car elle avait si bien repris, notre petite ! c’était un charme que sa fraîcheur ; c’est qu’aussi elle était dorlotée, mieux que chez des grands seigneurs.

« Nous en étions à jeter notre langue aux chiens, lorsque Cerise ouvrit ses grands yeux bleus et nous regarda.

« — Deux saphirs ! dit madame Canada.

« — Saphir ! répétai-je.

« Et l’enfant eut son nom.

« Elle rabaissa ses longues paupières et se rendormit.

« Le lendemain, il fut défendu d’appeler mademoiselle Cerise autrement que mademoiselle Saphir. Ordre d’administration, cinq centimes d’amende.

« Ce fut le premier mouvement d’humeur qu’on eût découvert en elle. Mademoiselle Cerise parut fâchée d’avoir perdu son nom ; elle bouda.

« Mais, au bout de quelques minutes, il n’y paraissait plus.