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L’AVALEUR DE SABRES

« Je donnerai mon adresse dans le courant de cet ouvrage ; ceux qui souhaiteront des renseignements détaillés sur la baraque pourront me consulter. Aucun des secrets de l’état ne m’est inconnu, depuis l’électricité jusqu’à la tireuse de cartes. Cet écrit étant destiné seulement à la famille de la jeune personne, je m’arrête, ajoutant que le ventriloque fait une heureuse exception et chérit ses semblables, toujours rempli de bonnes mœurs quand il est à jeun.

« Dommage qu’il pompe trop souvent et que la boisson le hérisse.

« J’en reviens à l’avantage de l’enfant chez l’artiste. Pour madame Canada et moi, plutôt périr que d’en arracher un à la douceur du foyer domestique, quoiqu’on voie dans les journaux des exemples de mioches traités avec une barbarie pire que les sauvages. La petite était à nous, puisqu’on l’avait achetée et payée. Et, cédant à mes sentiments spontanés, je fais savoir aux pères et mères assez maladroits pour couvrir leurs petits de bleus à l’aide d’instruments contondants que ce n’est pas raisonnable. Ils pourraient les vendre de cinquante à cent francs la pièce, plus cher même s’ils ont un talent, et jusqu’à mille francs si c’est des monstres.

« Sans être monstre et sans talent extraordinaire, le simple enfant, joli de figure, peut rapporter à la baraque autant que n’importe quel crocodile, si la troupe contient un homme de talent, capable de faire un ouvrage dramatique. Or, nous étions trois dans ce cas à la maison : moi d’abord, de qui la jeunesse fut imbue de Bobino et de l’Odéon ; Amédée Similor, qui comptait des années de figuration sur les planches, et Saladin, né là-dedans, puisque à l’âge de deux ans il avait rempli le rôle d’un enfant de carton dans une pièce à grand spectacle, rappelé à la fin avec monsieur Mélingue et madame Laurent.

« J’étais étonnant pour l’imagination. Similor trouvait des trucs, mais Saladin avait le génie. Quel auteur ! Il faisait ce qu’il voulait avec n’importe quoi. Il vous habillait l’enfant comme un gant, dans un rôle charmant où elle n’avait qu’à se montrer pour faire de 12 à 15 francs de recette.

« La petite fut tour à tour Moïse sauvé des eaux par la princesse égyptienne, Zélisca ou l’enfant préservé par un chien de la morsure d’un serpent boa d’Amérique, Winceslas ou le petit prince sauvé d’un incendie par le hussard de Felsheim. Que sais-je ! Saladin était plus fécond que monsieur Scribe. On lui donnait trente sous, par pièce, une fois payés. Comme il jouait au bouchon supérieurement et qu’il trichait mieux encore aux cartes, il cachait de l’argent partout.

« Mais Similor trouvait toujours le magot qui passait en consommation à la faveur de la puissance maternelle.

« Pendant toute la première année, l’enfant fut affichée et annoncée sous le nom de mademoiselle Cerise à cause d’une circonstance exceptionnelle qui sera notée plus tard, en faveur de ses parents.

« À la fin des douze mois, madame Canada et moi nous voulûmes savoir ce que mademoiselle Cerise nous avait rapporté. Mes comptes sont le modèle de la partie double ; après dix minutes de chiffres je pus dire que l’enfant nous avait valu 1,629 francs, quittes de tout frais.

« C’était à Orléans (Loiret), sur la place du marché. Madame Canada me dit :