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L’AVALEUR DE SABRES

Médor remercia et s’enfuit. Il étouffait. Justin resta seul.

Quand Médor rentra, il était onze heures avant minuit. Il ne vit rien d’abord et pensa que Justin dormait. La lampe qu’on avait oublié de remonter fumait et n’éclairait plus.

Mais quand ses yeux furent habitués à cette obscurité, Médor aperçut Justin couché tout de son long sur le carreau, l’œil ouvert, gonflé, sanglant.

Auprès de lui était le berceau qui avait été de nouveau disposé en autel. Sur les jouets de Petite-Reine le portrait de Lily reposait.

Entre les jambes écartées de Justin, il y avait une bouteille d’absinthe complètement vide.

— Ah ! ah ! fit Médor qui recula d’un pas comme on fait à l’aspect d’un reptile venimeux, il veut en finir !

Un papier froissé était dans les doigts de Justin, un papier encadré de noir, largement, qui portait le timbre de la poste de Tours.

À la lueur de la lampe qui mourait, Médor épela les premières lignes de la lettre funèbre.

— Sa mère ! balbutia-t-il.

Il s’agenouilla et baisa le front de Justin qui était baigné d’une sueur froide et acheva :

— Sa mère est morte ; il l’a tuée ! Ah ! c’est lui maintenant, c’est lui qui est le plus malheureux.


XVI

Mémoires d’Échalot

(Commencés en décembre 1863)

« Voilà donc pourquoi je prends la plume, sachant écrire pas mal, par suite d’avoir été apprenti pharmacien dans mon adolescence, et, de fil en aiguille, divers autres états où il est bon d’avoir été à l’école, tel qu’agent d’affaires, etc., avant de passer modèle pour le torse, puis artiste en foire, et finalement associé de ma chère compagne Amandine, veuve légitime de M. Canada, ancien directeur, de laquelle j’aime à consigner ici ses vertus et qualités, attendant avec impatience de pouvoir lâcher définitivement la baraque, avec fortune faite, pour la conduire à l’autel, dans le double but de nous régulariser notre position civile et un autre projet que je marquerai ci-après plus au long.

« C’est parce que tous les tempéraments, même les mieux constitués, comme le mien et celui d’Amandine, étant sujets à périr avec le temps, je désire laisser derrière nous une trace palpable des événements qui ont amené, à la maison l’aisance et la bénédiction, sous la forme de notre première danseuse de corde, mademoiselle Saphir, élève de moi pour le maintien, de mademoiselle Freluche pour la danse et de Saladin pour les belles-lettres ; à cette fin que si ses vrais père et mère vivent encore, elle