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L’AVALEUR DE SABRES

d’une troupe de saltimbanques emmenant Petite-Reine en Amérique, qu’il fût vrai ou mensonger, ne lui venait ni de la préfecture, ni du commissaire de police. Médor n’allait pas, cette fois, chez le commissaire, pour avoir des nouvelles de Petite-Reine ; il n’y allait même pas pour déclarer la disparition de Lily. L’instinct lui disait qu’une pareille déclaration serait tout à fait inutile. Son but était plus aisé à atteindre ; il voulait savoir simplement l’adresse de monsieur le duc de Chaves.

Car, pour lui, le duc de Chaves et l’inconnu qui avait emmené Lily dans cette belle voiture armoriée étaient une seule et même personne.

Nous savons qu’il ne se trompait point.

Il eut l’adresse et se rendit incontinent à l’hôtel habité par monsieur le duc.

Là, il apprit que monsieur le duc et sa maison avaient quitté Paris, la veille au soir, pour retourner au Brésil.

Il parla timidement d’une jeune femme dont il essaya de tracer le portrait. On lui répondit que monsieur le duc était marié avec une très belle duchesse et on le mit à la porte.

Ce dernier détail emplit de doute et de trouble la cervelle du pauvre Médor. Sans ce dernier détail, il eût proposé à Justin de partir pour l’Amérique.

Il revint la tête basse. L’événement de la veille se présentait désormais à son esprit comme une énigme insoluble.

Quelques jours se passèrent. Médor avait gardé le silence vis-à-vis de Justin qui s’était logé dans le voisinage et venait tous les jours passer de longues heures auprès du berceau. Médor et lui ne se parlaient guère, ils avaient épuisé tout ce qui se pouvait dire.

Une fois, pourtant, Justin raconta sa rencontre avec Lily et l’histoire de leurs jeunes amours, non pas peut-être selon l’exacte vérité, mais telle que la colorait désormais son souvenir dévot, telle que la lui montrait sa passion agrandie.

Quand il arriva au voyage de sa mère en deuil, sa mère tant aimée, qui venait lui dire : « Je n’ai plus que toi, aie pitié de moi », Médor ressentit le plus terrible embarras qu’il eût éprouvé en sa vie.

Il ne savait plus dire c’est bien ou c’est mal, car l’amour d’une mère est compris par ceux-là mêmes que leur mère jeta dans un berceau d’hôpital.

Il prit pour Justin, suivant sa mère malgré l’appel du bonheur, ce respect qu’inspirent aux intelligences élémentaires les victimes de la fatalité.

Et quand il sut que Justin, pour obéir à cet autre cri : « Notre petite est perdue », avait abandonné aussi la solitude désespérée de sa mère, il joignit ses grosses mains et murmura :

— Il y a donc des heureux qui souffrent plus que nous !

Médor cherchait toujours, soutenu par un vague besoin d’espérer. Il alla un matin jusqu’à Épinay avec la pensée que, peut-être, Lily avait voulu revoir le paradis de ses jeunes tendresses.

Là-bas, les amours vont et viennent. On ne s’y souvenait même plus du petit ménage.

Justin, lui, s’engourdissait dans une apathie qui avait quelque chose d’ascétique. Il n’avait qu’une pensée et son silence même l’exhalait d’une façon chaque jour plus touchante. Le portrait photographié, cette douce