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L’AVALEUR DE SABRES

— Ça l’a peut-être repris ! dit-il. J’entends sa folie !

Et il raconta à Justin, qui pleurait en l’écoutant, la scène qui s’était passée auprès de la grille de la rue Buffon : Lily apercevant le fantôme de Petite-Reine au pied d’un arbre, l’appelant des noms les plus tendres et secouant les barreaux que ses pauvres mains parvenaient à ébranler, puis, lui, Médor, escaladant la grille et trouvant le petit tas de feuilles sèches blanchi par un rayon de lune.

— Ça fit l’effet comme si c’était un coup de massue qu’elle recevait sur la tête, acheva-t-il, quand je lui dis la chose. Et plus d’une fois j’ai vu qu’elle retournait dans ces idées-là, voyant l’enfant partout.

Pendant qu’il parlait, minuit sonna.

Ils se levèrent. C’était le terme qu’ils avaient fixé tous deux, sans se communiquer leur pensée, pour limite extrême, au-delà de laquelle il n’était plus permis d’espérer le retour de Lily.

Médor tourmentait ses cheveux crépus, dont la racine était baignée de sueur.

— Un duc, murmura-t-il, ça peut être un coquin, surtout un duc américain ou autre. Sûr qu’il avait donné de l’argent à la voleuse d’enfants. C’est à moi-même que le factionnaire le dit. Moi, ça ne me gênerait pas de fricasser un duc s’il faisait du mal à la Gloriette !

— Où demeure-t-il, ce duc ? demanda Justin.

— Je ne sais pas, mais je saurai. En attendant, faut faire quelque chose. La plante des pieds me brûle.

Il descendit l’escalier en courant.

Justin resta encore quelques minutes dans la chambre solitaire, puis il sortit à son tour, sans savoir où il allait.

Il suivit le quai à pas lents ; il ne cherchait pas. À quoi bon chercher ? Un désespoir farouche lui oppressait le cœur. C’était comme un grand remords qui enveloppait jusqu’à sa mère.

— Lily m’a attendu quinze jours ! se disait-il pour la centième fois, car toutes les profondes douleurs se répètent et radotent ; elle m’a appelé dans la veille et dans le sommeil ; elle n’avait espoir qu’en moi, je ne suis pas venu, elle s’est lassée… et pouvait-elle savoir à quel point je l’aime, puisque moi, moi-même, je ne le savais pas !

C’était bien vrai. Hier, il ne savait pas. Il avait vécu triste, mais calme, au château de Monceaux, abrité en quelque sorte derrière l’autorité de sa mère.

Cette passion aventureuse, cet amour de jeune fou, attiédi d’abord par la possession tranquille, avait couvé durant l’absence. Il n’y avait pas eu explosion parce que Justin était homme à s’engourdir aisément, d’abord, et ensuite parce que l’idée restait en lui, la certitude de n’avoir qu’un pas à faire pour ressaisir le bonheur abandonné.

Ils sont nombreux, ceux-là qui, comme notre beau Justin, n’écoutent qu’à la dernière extrémité le murmure paresseux de leur conscience.

Mais maintenant la dernière extrémité était atteinte. Ils s’éveillent, ceux dont je parle, avec des douleurs de lion, ou bien ils s’affaissent lâchement sur le matelas morne de l’atonie.

Justin s’arrêta une fois au moment où il allait maudire sa mère.

Il sentait grandir en lui l’amour comme une fièvre.