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L’AVALEUR DE SABRES

arraché l’œil gauche dans un moment d’humeur. Il lui manquait aussi la moitié de son nez qu’on disait avoir été mangée par un autre Potemkine. Cela ne l’empêchait pas d’être belle femme.

Elle régnait sur les naturels de Pékin-la-Guenille par l’admiration et la terreur. On la respectait, on la prenait pour juge ; en ces occasions, elle se montrait baroque, mais équitable, à la façon du roi Salomon, rendant cet arrêt d’un goût douteux qui fonda sa renommée de jurisconsulte.

Elle accouchait d’une main, versait la goutte de l’autre, faisait des avances sur tas d’ordures et pratiquait même, disait-on, la banque à la petite semaine : 20 pour 100 par mois, 240 pour 100 à l’année : ceci officiellement, mais, sous le manteau de la cheminée, on pouvait doubler le taux pour les emprunteurs scabreux, sans perdre la paix de la conscience.

Elle avait encore sa guitare dans un coin. Parfois, quand le respect public lui avait offert trop de « marc », elle décrochait l’instrument redoutable et chantait des airs de Jean-Jacques Rousseau de Genève.

Il fallait alors applaudir à tour de bras ou s’en aller : Barbe Mahaleur n’aimait pas les tièdes.

Il se trouvait à Babylone des crédules pour aller répétant qu’elle possédait dans Paris, plus de cinquante mille livres de rentes en immeubles.

Barbe Mahaleur avait pour esclave une fillette sauvage qui cachait dans un fouillis énorme de cheveux blonds une petite figure pâlotte, illuminée par une paire de grands yeux noirs. On s’étonnait que Barbe n’eût pas encore estropié Lily, son esclave ; Barbe ne la maltraitait même pas beaucoup, mais elle la faisait travailler rondement. Elle l’appelait tantôt ma fille, tantôt ma nièce, tantôt la Vacabonne.

Parmi les sujets de Barbe Mahaleur personne n’était positivement fixé sur la question de savoir quelle sorte de lien existait entre la Vacabonne et sa souveraine.

En ce même temps, c’est-à-dire vers 1847, l’hôtel Corneille possédait le plus magnifique étudiant qui eût ébloui le pays Latin depuis bien des années. L’hôtel Corneille était encore à cette époque sans rival au quartier des écoles pour la richesse de ses appartements, et la prodigalité de sa table d’hôte. Il y avait des chambres à 50 francs par mois et l’on pouvait y dépenser 3 francs 50 à son dîner.

Depuis, ces prix ont été dépassés dans des établissements moins historiques.

Le lion latin dont nous parlons avait nom Justin de Vibray. Il était beau insolemment, à la façon des soldats et des femmes ; il était jeune, robuste, spirituel, généreux, noble de naissance et riche.

Il venait je ne sais d’où en Touraine. Bien rarement ces princes éblouissants de la jeunesse sont enfants de Paris. Ils arrivent exubérants de sang et de sève ; Paris casse leurs angles comme la mer fait pour les galets ; Paris les pâlit, les calme et les forme ; Paris les met à ce point de rondeur et d’uniformité qu’il faut avoir pour entrer dans un des casiers de la vie commune.

Un notaire doit être préalablement taillé comme un diamant, mais non pas à facettes.

Justin, diable à quatre s’il en fut, avait le triple talent du Béarnais et bien d’autres. Il eut l’honneur d’être, pendant des semaines et des mois,