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tilement soignée de son collègue. Une pensée sautait aux yeux de l’esprit à l’aspect de cet homme. C’était le prix excessif attaché au temps. Il devait vivre double, et regretter encore de ne pas assez vivre.

Ceux là, les grands cœurs qui font le bien avec passion et avec suite, comme on accomplit un métier régulier, ces frères ou ces sœurs de charité, quel que soit leur sexe, ont souvent un tort, il faut le dire, un tort unique et qui donne prise contre eux au blâme de l’égoïsme coquin. Le chirurgien reste calme devant une jambe à amputer ; il n’est pas sensible. L’homme de charité, blasé comme le chirurgien ou aguerri, pour mieux parler, perd vite les symptômes extérieurs de l’émotion. Il devient froid dans l’exercice de sa sublime fonction ; il devient brusque, car son temps appartient à tous ; il devient dur, car il n’a pas le droit de donner à l’un ce dont l’autre a besoin. Sautez ces lignes, si vous voulez, ô vous, anges d’une fois, qui êtes doux et douces, et qui vous en vantez, — mais ne prenez jamais, croyez-moi, si vous avez une jambe à couper, un chirurgien trop impressionnable !

— Madame, reprit le docteur Lenoir, comme si la physionomie de la malade l’eût forcé à l’emploi de cette formule, je m’intéresse à votre fils Roland qui est garçon d’atelier chez Eugène Delacroix, mon ami.

— Mon pauvre Roland !… murmura la malade dont les yeux agrandis eurent une larme.

— Madame Thérèse a mes soins… gratuits, prononça le docteur Samuel assez courageusement. Je viens la voir tous les jours.

M. Lenoir se retourna et s’inclina. Samuel ajouta :

— Un asthme, quatrième degré, compliqué d’une péricardite aiguë…

M. Lenoir tâtait le pouls de Thérèse. Pendant cela, le docteur Samuel s’était assis à une table et formulait prestement son ordonnance.