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déjà, n’avait point de confidents. Elle tenait conseil avec elle-même et agissait de ses propres mains. Ses aides, quand elle en voulait user, étaient des hommes à la journée, des maçons de quelques heures qui taillaient la pierre ou maniaient la truelle, sans connaître le plan de l’édifice à bâtir.

Elle avait eu, dans sa vie, non pas un associé, mais un maître : M. Lecoq. Ce maître l’avait gênée. Il était mort.

Nous l’avons vue toute jeune et manquant de moyens pour agir. L’ambition la dévorait déjà ; elle avait déjà toute son audace.

Nous l’avons retrouvée puissante et grandie par un succès qui était l’œuvre de cette audace.

Sa force était là : dans l’audace froide, indomptable, aveugle peut-être.

Car il est bon parfois de ne pas voir l’obstacle, cela fait oser.

Les vieux marins de nos côtes ont coutume de dire que si l’on connaissait toutes les roches cachées à fleur d’eau, pas un navire n’oserait orienter sa voile. Ce n’est pas l’avis des savants ingénieurs qui dressent les cartes sous-marines ; mais les vieux matelots n’ont pas suivi les cours de l’École polytechnique. Et au fait, contre l’écueil connu, souvent on se brise.

Il y avait longtemps que Mme la comtesse conduisait sa barque au milieu des écueils.

Quoi qu’elle pût entreprendre sur cette mer, la belle, l’élégante, la noble pirate, on pouvait être sûr d’avance qu’elle ne suivrait point la route large et facile, tracée par l’hydrographie. Elle avait foi en son étoile qui jamais ne l’avait trahie ; elle avait foi surtout en sa force éprouvée que n’entravait aucun préjugé, que n’alourdissait aucun contrôle. N’est-ce pas là, en définitive, ce qui remporte les victoires impossibles ?

Nous entrons à l’hôtel de Clare dans la soirée du mardi 3 janvier 1843, à peu près à l’heure où les anciens clercs de l’étude Deban, le roi Comayrol en tête, quittaient le salon du bon Jaffret pour rentrer à