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Et comme M. Baruque objectait les vieux usages, disant qu’on pouvait remettre la besogne au lendemain, M. Cœur avait répondu :

— Demain, il sera trop tard : je ne serai plus avec vous demain.

C’était là une de ces idées que la riche imagination de Rudaupoil n’aurait jamais pu concevoir ; il avait vu passer bien des patrons ; la royauté élective de l’atelier Cœur-d’Acier changeait périodiquement de titulaire depuis sa petite jeunesse, sans exercer sa sensibilité d’une façon notable, mais celui-ci ! l’enfant de la maison ! l’obligé et le bienfaiteur ! celui-ci qu’on avait recueilli inconnu et soigné comme un fils, sans jamais lui demander son secret ; celui-ci qu’on aimait et qui régnait d’autant mieux qu’il gouvernait du sein d’un nuage ! celui-ci, le fils et le maître !

M. Baruque se faisait mûr, et parmi les pensées reposantes qu’amène l’âge, sa meilleure pensée était la presque certitude de mourir avant M. Cœur.

Il était trop intelligent pour n’avoir pas deviné la distance morale qui séparait le patron de son atelier ; il était trop curieux pour n’avoir pas promené son esprit inquisiteur tout autour du problème, offert par la position mystérieuse de M. Cœur, mais quelque chose qui était une tendresse sincère, une sorte d’amoureux respect, avait toujours arrêté ses investigations.

Qu’importait, d’ailleurs, cette distance ? M. Cœur était libre comme l’air. On lui avait érigé, sans qu’il le réclamât, un véritable piédestal. On ne lui demandait rien. Il n’avait, pour rendre tout ce petit peuple heureux, qu’à rester où il était et à vivre.

« Demain, je ne serai plus avec vous ! »

M. Cœur avait dit cela, et tout ce que disait M. Cœur était parole d’Évangile.

— Alors, balbutia M. Baruque, demain il n’y aura plus d’atelier Cœur-d’Acier. Pour un corps faut une âme. On ne se tient pas, chez nous ; sans vous tout irait à la brindesinge. Si vous nous abandonnez comme ça, au lieu de faire la fête et de brûler l’artifice, autant vaut brûler la maison !

— Il faut faire la fête, vieux, repartit Roland, tu ne m’as pas compris. Non seulement je ne vous abandonne pas, mais je