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LES TROIS GRENADIERS

— Je vous assure, mes amis, qu’on ne passe point comme ça sur nos ventres !

— Ventre-de-roi ! fit à son four Pertuluis. Pensez-vous qu’on laisse les cochons nous gratter la panse ?

Les soldats riaient et applaudissaient au cliquetis des lames d’acier. Car l’action était vivement engagée… si vivement même que Regaudin fut le premier piqué par l’un des compagnons de Foissan, un jeune garde qui maniait l’épée avec une grande habileté. Foissan lui-même possédait une certaine science et beaucoup de maîtrise. Mais que pouvait-il contre Pertuluis ! Mais heureusement pour l’italien que le grenadier était gris et avait la vue fortement troublée par les effets trompeurs de l’eau-de-vie ; en une autre circonstance il est à peu près certain que Foissant eût été percé d’outre en outre dès le deuxième choc des armes.

Durant plusieurs minutes les lames claquèrent sans que l’avantage parût se poser en faveur des uns ou des autres. Regaudin avait été piqué à l’épaule gauche et Pertuluis au ventre, mais ce n’étaient que des égratignures. Foissan était plus sérieusement blessé à l’avant bras droit, car ce bras saignait. Les trois gardes avaient reçu de l’épée de Regaudin quelques légères blessures. Regaudin, en effet, avait à faire à trois adversaires, C’est Foissan qui l’avait voulu ainsi, croyant qu’il pourrait seul venir à bout de Pertuluis.

Toute la salle demeurait maintenant silencieuse spectatrice du combat, et chacun, en soi-même, faisait des vœux pour que les deux bravi couchassent leurs adversaires sur le parquet. Mais ces souhaits ne semblaient pas être bientôt réalisés, car les quatre gardes conservaient tout leur terrain et, par surcroît, ils prenaient vigoureusement l’offensive après s’être tenus sur la défensive.

Une grande émotion assaillit tous les spectateurs, lorsqu’on vit Regaudin et Pertuluis perdre peu à peu du terrain après avoir perdu l’offensive : les deux grenadiers reculaient vers la porte de sortie.

Une sourde rumeur circula parmi les soldats du fort :

— Les gredins, ils manègent pour gagner la porte !

C’étaient les quatre gardes qu’on désignait.

— Ils vont passer sur le ventre des grenadiers, comme ils ont dit !

— Il ne faut pas qu’ils s’esbignent !

— À la porte !

— À la porte !

La Pluchette, toujours debout sur le comptoir, entendit ces dernières paroles.

— Oui, oui, à la porte ! Barricadez la porte ! cria-t-elle.

De même que les soldats, elle avait deviné les desseins de Foissan et de ses trois compagnons.

Vivement et avec grand bruit des tables et des escabeaux furent entassés contre la porte.

Surveillez la fenêtre ! cria encore La Pluchette.

Les soldats tirent aussitôt rempart devant cette issue.

— Cristo ! jura Foissan avec rage.

En même temps il porta un coup effrayant à Pertuluis qui, heureusement, para à temps ; mais peu s’en était fallu qu’il n’eût été percé de part en part.

Alors ses balafres rouges et vertes devinrent blanches comme la neige du dehors.

— Ventre-de-diable ! jura-t-il à son tour, le mignon a bien failli m’enfourcher. Attends un peu, ajouta-t-il entre ses dents, tu vas voir que Pertuluis a le secret d’ouvrir une bedaine de serpent !

Mais le pauvre grenadier, trop ivre, ne parvenait pas à reprendre l’offensive. Et Foissan le poussait activement contre le barrage de la porte. Les trois autres gardes, dont deux n’étaient que des débutants au métier, donnaient assez de fil à retordre à Regaudin pour empêcher celui-ci de porter secours à son compère. Et les deux grenadiers s’épuisaient rapidement, ils étaient mouillés de sueurs, ils haletaient…

La taverne était maintenant en tumulte On voyait le moment approcher où les deux grenadiers tomberaient percés de coups, et l’on reprochait aux adversaires d’être quatre contre deux. Plusieurs auraient voulu prêter main-forte aux grenadiers, mais nul n’avait d’épée, attendu que les soldats n’avaient pas le droit de porter cette arme distinctive. Nul, non plus, n’avait de fusil ou de baïonnette, attendu encore que pas un soldat en congé n’avait le droit d’apporter avec lui ses armes. On comprend la sourde irritation des soldats devant leur impuissance à porter secours aux deux braves qui s’étaient déclarés les cham-