Page:Féron - Les trois grenadiers (1759), 1927.djvu/7

Cette page a été validée par deux contributeurs.
5
LES TROIS GRENADIERS

— Tu mens, grenadier ! cria l’italien avec colère.

— L’entendez-vous, camarades ! se mit à rire Pertuluis. A-t-il parlé français ! Écoutez bien : « Tou mentes, grenadière ! »…

— Je suis français du Midi ! clama Foissan avec rage.

— Entendez encore, les amis ! « Je souis frannncé… » Eh bien ! continua le grenadier, si tu es français du Midi, dis-nous de quelle place de ce Midi !

— Je montrerai mon acte de naissance et de baptême ! s’écria encore Foissan.

— Ha ! Ha ! Ha !… se mit à rire à grands éclats Regaudin, il me fera crever de rire, ce Fossini… As-tu entendu, cher Pertu ? Il a dit son acte de baptême…

— Eh bien ! quoi ! répliqua Pertuluis goguenard, n’a-t-il pas eu le diable pour parrain ?

On éclata de rire dans tous les coins de la taverne.

— Et alors, poursuivit le grenadier, quand on a le diable pour parrain et qu’on est filleul du diable, est-ce qu’on a une patrie ?

— Non ! Non ! cria La Pluchette juchée sur le comptoir pour mieux voir la scène. Avec le diable pour parrain on n’a pas de patrie et l’on vend de la farine aux Anglais.

— Et l’on introduit l’ennemi dans le camp de ceux qu’on appelle ses frères ! ajouta la mère Rodioux qui, à la fin, prenait partie pour la majorité. Car, d’habitude, la mère Rodioux préférait garder une stricte neutralité dans les discussions et bagarres.

— Ensuite, fit à son tour Regaudin, on court porter de faux messages au commandant de la capitale pour l’inciter à capituler !

— Eh ! oui… rugit La Pluchette en étendant le bras vers Foissan, voilà bien le traître… celui qui a poignardé le brave père Croquelin qui voulait l’empêcher de commettre sa mauvaise action !

— Vous mentez tous ! hurla Foissan.

Et se levant, il invita ses compagnons à le suivre, disant :

— Sortons, mes amis, ce bouge et ces brutes nous saliront à la fin !

Mais Pertuluis lui barra le chemin.

— Ventre-de-grenouille ! est-ce qu’on a la coutume de partir ainsi… sans dégainer ?

— Ah ! voilà bien ! ricana l’italien. Tout ce qu’on veut, c’est une bagarre ? Eh bien ! arrière ! mon épée ne heurte que les rapières des gentilshommes !

— Vous l’entendez encore ? s’écria Pertuluis avec un gros rire. Il a dit « gentilshommes » ! Monsieur Fossini, ajouta-t-il sur un ton digne, la mienne, ma rapière, se frotte à n’importe quelle lame lorsqu’il en est besoin, et, pourtant, je suis le Chevalier de Pertuluis !

Et le colosse balafré haussa sa taille avec tant de gravité qu’il en imposa a toute la salle.

Des bravos éclatèrent à l’adresse du grenadier qui venait de tirer sa longue rapière et d’en piquer la pointe sur le plancher. Et comme il chancelait d’ivresse de plus en plus, l’on eût été porté à croire qu’il avait ainsi piqué sa rapière pour maintenir son équilibre.

Regaudin se précipita vers lui avec une bouteille, lui appliqua le goulot aux lèvres et, la voix zézayante, les jambes non plus solides que celles de son compère, il dit avec une larmoyante compassion :

— Tu trembles, Pertu, tu vacilles, tu es ému… bois !

Pertuluis vida la bouteille d’un trait, poussa un « hem » effrayant, et se mit à rire.

— Allez-y ! cria une voix dans la salle.

Le grenadier releva sa lame et, dardant des yeux terribles sur Foissan, proféra :

— En garde, fripon !

Et de suite il feignit de porter un coup droit à l’italien qui venait de faire un saut en arrière pour tirer sa rapière et se mettre en garde.

Comme l’espace libre ne paraissait pas suffisant, plusieurs soldats repoussèrent d’autres tables et d’autres escabeaux

Regaudin vint se placer à trois pas de son compère, la rapière au poing, et dit :

— Je suis le second de mon camarade !

Il venait de voir, en effet, les trois compagnons de Foissan tirer à demi leurs épées du fourreau.

Foissan regarda ses amis et commanda :

— Passons-leur sur le ventre !

Et quatre lames étincelèrent aussitôt et se heurtèrent violemment contre les deux rapières des bravi. Toute la salle, à ce moment, saluait ces derniers d’un vivat retentissant.

Et Regaudin, narquois, disait en bloquant deux lames :