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LES TROIS GRENADIERS

pas, c’est qu’elle en était incapable. Chaque fois qu’elle ouvrait la bouche pour proférer une parole, un hoquet obstruait sa gorge et ses lèvres ne parvenaient à émettre que des sons indistincts.

La porte de la case s’ouvrit et parut Jean Vaucourt.

— Bien ! dit-il avec satisfaction en apercevant la prisonnière. Je vous félicite, vicomte, ajouta-t-il, vous avez joué votre rôle à la perfection.

— Pardon, capitaine ! répliqua ironiquement de Loys, je vous assure que Mlle Deladier a beaucoup mieux réussi son rôle que je n’ai joué le mien, et c’est grâce à elle-même si le tour finit si bien.

L’attention de nos trois personnages fut à cet instant attirée par un grand brouhaha qui venait du dehors.

— Qu’est-ce cela ? s’écria le capitaine en courant à la porte.

Le vicomte l’avait suivi. De l’autre côté de la palissade on entendait des éclats de voix, des hennissements de chevaux, des piaffements et des bruits d’armes entrechoquées.

— Je parie, dit le vicomte, que ce sont nos amis les grenadiers !

Mais à la minute même des sentinelles jetaient ce nom à voix retentissante :

— C’est Monsieur de la Bourlamaque… ordre du général Lévis !

— La Bourlamaque ! murmura de Loys avec surprise.

— Que diable peut-il bien se passer ! s’écria Vaucourt.

Accompagné du vicomte il s’élança vers la porte de la palissade. Une troupe de cavaliers tout couverts de frimas pénétrait dans le fort à la minute même où les deux amis approchaient de la porte. Les cavaliers mirent pied à terre et l’un d’eux vint à Jean Vaucourt. Celui-ci put reconnaître, à la lueur de torches qu’on allumait, M. de la Bourlamaque.

— Capitaine, dit cet officier supérieur, l’heure est un peu avancée pour vous rendre visite, mais j’exécute les ordres de Monsieur de Lévis. Capitaine, ajouta-t-il gravement, j’ai le regret de vous mettre sous arrêts.

Vaucourt bondit en arrière.

— Vous me mettez aux arrêts… moi ?

— Oui, monsieur. Votre épée, s’il-vous-plaît !

— Ah ! ça, monsieur, s’écria le vicomte de Loys en venant tout près de l’officier, vous n’êtes pas sérieux ?

— Tiens ! fit la Bourlamaque avec surprise, monsieur le vicomte est au fort ! Enchanté de vous retrouver en si bonne santé.

— Merci, mon ami. Mais dites-moi bien vite : n’est-ce pas une plaisanterie…

— Pas du tout, je vous assure, mon cher vicomte.

Voyons, capitaine, reprit-il en s’adressant à Vaucourt, soyons sage. Votre épée ! D’ailleurs, vous serez libre dans le fort en attendant la réunion du conseil de guerre.

— Monsieur, répliqua Vaucourt qui, l’épée à la main, tremblait de surprise et de courroux, je suis ici le commandant, et étant le maître absolu dans cette place je ne saurais rendre mon épée à qui que ce soit.

— Capitaine, j’ai le chagrin de vous répéter que j’exécute les ordres de mes supérieurs. Monsieur de Lévis m’a nommé temporairement le commandant de ce fort en votre place. Je vous prie donc d’obéir comme j’obéis moi-même, et vous n’en serez que mieux. Je ne voudrais pas qu’on usât de violence avec votre personne que j’estime, et c’est pourquoi je vous demande de vous rendre de bonne volonté.

Le bruit fait par l’arrivée de la Bourlamaque et ses gens avait mis le fort sur pied, et nos principaux personnages se trouvaient déjà entourés par une foule de soldats à demi vêtus et grelottants de froid.

— Voulez-vous m’expliquer, demanda Vaucourt, la raison qui fait ainsi agir Monsieur de Lévis ?

M. de la Bourlamaque promena son regard sur la foule et déclara d’une voix haute :

— Écoutez bien, capitaine, et vous soldats de cette garnison : le capitaine Vaucourt, commandant de cette place, a été accusé d’avoir commercé avec l’ennemi, et pour cette raison le gouverneur de la colonie et le général-en-chef ont ordonné son arrestation en attendant de comparaître devant la cour martiale.

Une sourde rumeur de stupéfaction courut parmi les soldats de la garnison. À ce moment accouraient la femme de Jean Vaucourt et Marguerite de Loisel.

— Oh ! mon ami, mon ami… s’écria Héloïse, en se pendant au cou de son mari, que veut dire tout ceci ?

— Pas plus que vous, Héloïse, je n’y