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LES TROIS GRENADIERS

rons quelqu’un… nous prendrons une carriole et filerons vers Montréal.

— Mais vous êtes si malade…

— Non ! Non ! je suis fort pour vous suivre. Au reste, vous prendrez soin de moi et je vous aimerai tant…

La jeune fille esquissa un nouveau sourire vague et répliqua :

— C’est bien, à tantôt. Ne risquons plus de nous faire prendre ici en flagrant complot !

Et elle s’en alla. Tout en regagnant sa case pour attendre que l’heure d’agir fût venue, elle pensait :

— C’est bon, je suis décidée à tout risquer. J’ai d’ailleurs perdu la trace de Foissan, et pour retrouver cette trace il est peut-être nécessaire que je tombe dans le rôle du vicomte. Tant mieux si de Loys est sincère ! Mais s’il me trompe, je trouverai bien le moyen de me venger en lui plantant un poignard dans le cœur !


VI

COMPLICATIONS.


Comme onze heures sonnaient Mlle Deladier se trouvait au guet près de la prison du vicomte et tout à fait invisible dans l’ombre de deux huttes qui se touchaient presque. De ce point elle pouvait voir la case des gardiens. L’un d’eux sortit de sa hutte, traversa le chemin et pénétra dans la geôle. Sans perdre de temps, la jeune fille courut à la case des gardiens et entra hardiment. Le feu du foyer éclairait suffisamment la pièce pour lui permettre de chercher ce qu’elle voulait. Elle aperçut deux lits de sangle, et sur l’un dormait à poings fermés le deuxième gardien. Mlle Deladier chercha immédiatement ce clou au mur dont lui avait parlé le vicomte, clou auquel devait se trouver la clef ouvrant les bracelets des chaînes. Elle ne tarda pas à découvrir ce clou, en effet, et il se trouvait près de la porte. Une petite clef y pendait. Elle la prit et quitta aussitôt le lieu pour aller reprendre son poste d’observation. Quelques minutes après le gardien quittait la geôle et rentrait chez lui. La jeune fille s’élança vers la prison du vicomte, ouvrit le cadenas et entra.

— Eugénie ! Eugénie !… s’écria de Loys, la figure illuminée par la plus grande joie. Oh ! je n’avais pas espéré…

— J’ai promis, monsieur, voilà tout ; et ceci vous confirme que je tiens mieux mes promesses que vous les vôtres !

— Mais avez-vous pu trouver la clef de ces fers ?

— Voici. Je ne sais pas si c’est la clef qu’il faut, mais c’est l’unique que j’ai pu découvrir.

— Je crois que c’est bien la clef, dit de Loys ; je me rappelle l’avoir vue lorsqu’on ferma ces bracelets aux poignets.

— Nous allons le savoir.

Et vivement Mlle Deladier introduisit la petite clef dans la serrure du bracelet, qui emprisonnait le poignet droit du vicomte. La serrure fonctionna à merveille et le bracelet lâcha prise.

— À l’autre ! cria le vicomte comme s’il eût exulté de joie.

La jeune fille libéra l’autre poignet, puis elle ouvrit les fers des pieds.

Alors, et avant qu’elle eût le temps de proférer un cri, le vicomte se levait d’un bond et enserrait la jeune fille dans ses bras en disant :

— Ah ! ma chère Eugénie, ma chère amante, comme je t’aime !

Puis il la renversait sur la couche, et avec une dextérité remarquable il fermait aux poignets de sa libératrice les deux bracelets de fer.

Sous le coup de l’hébétude Mlle Deladier ne pouvait prononcer un mot, elle regardait le vicomte d’yeux énormément agrandis et semblait se demander si elle était la victime d’un piège ou l’objet d’une grossière plaisanterie.

Car le vicomte riait à se tordre. Mais elle ne tarda pas à comprendre toute la vérité en entendant ces paroles :

— Ah ! ah ! ma chère, vous ne soupçonniez pas que je savais jouer avec les espionnes ! Et Foissan ? Vous ne l’avez donc pas retrouvé ? Allons ! ne pleurez pas, nous ne vous retiendrons pas longtemps dans ces maudits fers ; nous ne voulons que nous assurer de votre personne, afin que vous puissiez nous être utile devant le tribunal militaire qui va juger Foissan.

Oui, Mlle Deladier s’était mise à pleurer tout à coup. Elle pleurait silencieusement… mais elle pleurait de rage. Car chaque fois que son regard se posait sur le vicomte il s’en échappait un effluve si foudroyant que le jeune gentilhomme n’en pouvait supporter l’éclat. Si la jeune fille ne parla