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LES TROIS GRENADIERS

dant ? À cette dernière pensée elle frémit violemment et elle eut peur d’entrevoir une effroyable vérité. Quoi ! ne connaissait-elle pas le caractère si inconstant et trompeur de Bigot ? N’avait-il pas inventé cette duperie dans le dessein de se débarrasser d’une jeune fille qui l’ennuyait à la fin, et n’était-il pas accouru à ses anciennes amours, La Péan ? Oh ! si cela était !…

Un grondement remua dans sa poitrine. Elle en refoula le bruit avec énergie pour ne pas laisser voir ce qui se passait en elle. Et c’était un grondement de colère… une de ces colères qui sont réfléchies, pesées, entretenues avec soin et nourries de sorte qu’elles éclatent pour frapper avec précision. Oh oui ! si Bigot l’avait trompée, Mlle Deladier allait se venger de la belle façon. Et afin que sa vengeance atteignit plus sûrement le but, elle s’allierait avec le vicomte, avec Vaucourt, avec Flambard. Car depuis un moment elle avait le vague sentiment que le vicomte de Loys faisait partie du camp opposé et qu’il était devenu un ami de Jean Vaucourt.

Et cependant, toujours pâle et tremblant de fièvre, de Loys tendait les bras à la jeune fille avec un grand accent de supplication :

— Eugénie ! Eugénie ! balbutiait-il, soyez généreuse ! Ne m’abandonnez pas ! Délivrez-moi de ces fers !

Et elle, cette fois et comme inconsciemment, se rapprochait du grabat.

— Ainsi donc, demanda-t-elle, c’est bien Jean Vaucourt qui vous retient captif ?

— Et le grenadier Flambard. Celui-ci veut se venger sur moi du coup de pistolet que vous lui avez tiré au mois de septembre.

La jeune fille ébaucha un vague sourire.

— Je ne voulais pourtant aucun mal au grenadier Flambard, murmura-t-elle ; c’est l’autre qui m’a fait tirer !

— Monsieur l’intendant ?

— Oui. Si Flambard savait, il me pardonnerait et il ne se vengerait pas sur votre personne.

— C’est vrai. Mais Flambard n’est pas au fort, et à tout instant on peut me prendre ce qui me reste de vie. Délivrez-moi, Eugénie… belle et bonne Eugénie !

— Alors, tout ce que vous m’avez dit, c’est bien vrai ?

— Pouvez-vous garder le moindre doute ?

Elle eut la pensée de s’informer de Foissan ; mais par crainte d’éveiller des soupçons sur le plan de conduite qu’elle venait d’adopter, elle n’osa pas. Elle se disait :

— Si le vicomte joue un rôle, il vaut mieux pour moi de paraître me laisser prendre à sa comédie jusqu’à ce que j’aie pu démêler le vrai du faux. Je me défie de ce vicomte ; mais d’un autre côté en gagnant sa confiance je pourrai peut-être découvrir des secrets importants. C’est par là que je pourrai savoir si réellement l’Intendant m’a trompée, et s’il en est ainsi j’aurai toujours le temps de songer à ma vengeance.

Et elle se mit à considérer encore attentivement le jeune gentilhomme comme pour essayer de saisir le fond de ses pensées. Mais de Loys, épuisé par l’effort qu’il venait de faire, s’était laissé retomber sur sa couche, et ses traits tirés et amaigris ne laissaient voir qu’un grand désespoir.

Mlle Deladier examina les bracelets d’acier qui retenaient les chaînes aux deux poignets du jeune homme.

— Comment puis-je faire tomber ces chaînes ? demanda-t-elle.

— Voyez, il faut une clef.

— Qui a cette clef ?

— Un des gardiens. Mes deux gardiens habitent la case en face de celle-ci. D’après quelques paroles qui leur ont échappé, j’ai pu saisir que la clef de ces bracelets ainsi que la clef du cadenas de ma porte sont accrochées à un clou au mur de leur logis.

— Mais il s’agirait d’aller chercher cette clef ?…

— Rien de plus simple : à onze heures l’un des gardiens viendra refaire mon feu, l’autre dormira dans la hutte. Comprenez-vous ?

— Oui, sourit la jeune fille. C’est bien, ajouta-t-elle résolument, je vous délivrerai.

— Oh ! merci, Eugénie ! s’écria le vicomte avec joie.

Il voulut prendre une de ses mains, mais elle ne voulut pas se laisser aller encore à aucune familiarité ou à un geste sentimental quelconque. Elle voulait conserver froide sa pensée en demeurant sur la réserve.

— Seulement, Monsieur le Vicomte, ajouta-t-elle, vous ne me dites pas ce que nous ferons après que je vous aurai rendu à la liberté. Nous ne pourrons certainement pas demeurer dans le fort sans danger.

— Nous fuirons, Eugénie. Nous soudoie-