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LES TROIS GRENADIERS

ment qui lui manquât c’était celui relatif à la surveillance qu’on exerçait autour de la prison de Foissan. Y avait-il, la nuit, gardiens ou factionnaires ? Sinon, la chose lui paraissait facile. Mais la porte cadenassée ? Mlle Deladier devait avoir une idée… ou plutôt comme tous les aventuriers et les audacieux elle comptait sur le hasard. Elle invoquait ce hasard tout comme elle aurait invoqué Dieu dans un moment de ferveur, et à la fin de ce quatrième jour elle ne dépendait plus que sur ce hasard. Oui, mais si la case de Foissan était entourée de factionnaires, qu’est-ce que le hasard y pourrait faire ? Oh ! non, il n’y avait plus de hasard possible, et il ne fallait plus dépendre que sur la hardiesse et le coup d’œil. Là, il faudrait y aller de main ferme, sans pitié, et Mlle Deladier à l’occasion était femme à se passer de pitié. Elle avait acquis son éducation à l’école des « forts », de ceux-là qui ne reculent devant aucun moyen pour écarter les obstacles qui se dressent sur leur route. Elle connaissait Bigot, Cadet, Péan et les autres. Ce Foissan lui-même avec qui elle avait simulé l’amour, n’était pas scrupuleux sur le choix des moyens utiles pour se débarrasser de ceux qui le pouvaient gêner : exemple, l’ancien mendiant Croquelin.

Et Mlle Deladier, donc ?… Quoi ! Mlle Deladier ne se permettait-elle pas de jouer du pistolet à l’occasion ? N’avait-elle pas tiré Flambard à bout portant ?

Et à ce souvenir les yeux de la jeune fille étincelèrent, ses lèvres s’écartèrent dans un rictus sauvage, et sans en avoir conscience peut-être — histoire d’habitude — sa main droite fouilla l’inférieur de son corsage et cette main apparut armée d’un stylet à pointe fine. Oui, il faut penser que la jeune fille savait manier cet arme autant que le pistolet, à voir la façon dont elle en serrait le manche et la manière dont elle levait le bras comme si elle allait frapper quelqu’un. Et, de fait, le bras et l’arme fendirent l’espace avec une remarquable rapidité… Si une gorge eût été à portée, cette gorge aurait été perforée d’outre en outre tant le coup avait de force et semblait habilement dirigé. À cette époque, d’ailleurs, la femme comme l’homme devait protéger sa vie et savoir la protéger par tous les moyens, et la plupart des jeunes filles s’exerçaient au maniement des armes. Combien pouvaient manœuvrer une épée avec autant de vigueur que de grâce ! Combien tenaient le pistolet avec une justesse de tir remarquable ! Combien épaulaient le mousquet d’un bras sûr ! Que de femmes de la société portaient dans leur corsage en guise de bijou un stylet, un poignard, mignon si l’on veut, souvent enrichi de pierres précieuses, mais arme meurtrière tout de même ! Quoi ! on vivait sous les lois de la guerre ! On était sans cesse au « garde-toi, je me garde » !

Le soir de ce quatrième jour, il sembla que le hasard se fût décidé à venir au secours de Mlle Deladier. En effet, la femme d’Aubray étant venue comme d’habitude préparer le souper de la jeune fille, elle informa cette dernière que son mari n’était pas revenu de la forêt où il était allé chasser, ce jour-là, et qu’elle devrait aller porter à Foissan sa nourriture. Et de suite avec sa vive imagination Mlle Deladier avait trouvé tout un plan d’action, de suite aussi elle en avait abordé le premier essai.

— Comment ! s’était-elle écriée en simulant l’horreur et l’épouvante, vous oserez pénétrer dans la prison de ce forban ?

La paysanne sourit béatement.

— Il n’est pas bien dangereux, attendu que ses mains et ses pieds sont reliés au mur par des chaînes. Et puis, je n’irai pas seule.

— Je vous le souhaite bien. Au reste, il doit y avoir des sentinelles et des geôliers pour veiller sur lui ?

— Ne le croyez pas, Mademoiselle. Il est si bien cadenassé et enchaîné qu’il n’est nul besoin de geôliers ou de factionnaires pour le surveiller. Seulement, deux gardiens qui habitent une hutte vis-à-vis de la sienne se relayent pour aller raviver son feu. Vous comprenez que, sans feu, le prisonnier gèlerait à mort.

— Je crois bien, pauvre homme !

— Oh ! ne le plaignez pas, Mademoiselle ; mon mari m’assure qu’il n’est digne d’aucune pitié.

— Faut-il admettre que c’est une véritable canaille ?

— Oui, un malfaiteur de la pire espèce, et ses gardiens n’entrent jamais dans sa cabane sans être bien armés.

— Mais comment peuvent-ils entrer, ses gardiens, puisque la porte est cadenassée ? fit naïvement la jeune fille.