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LES TROIS GRENADIERS

— Allons ! contez-moi la chose.

— Je vous dirai auparavant que notre ami Flambard avait confié aux deux grenadiers une mission aux Trois-Rivières, mission qu’il n’a pas jugé à propos de nous faire connaître. Il s’agissait d’enlever Mme Péan et de l’emmener ici afin qu’elle fût à notre disposition pour ce que nous attendons d’elle devant le conseil de guerre, mais ce n’est pas Mme Péan que les grenadiers ont amenée…

— Non ? Qui donc ?

— Devinez !

— Je ne le pourrais pas.

Mlle Deladier.

— Eugénie Deladier ! s’écria le vicomte en sursautant.

— Je savais bien que vous seriez surpris tout autant que je l’ai été moi-même.

— Non seulement cette affaire me surprend, reprit de Loys sur un ton grave, mais elle m’inquiète aussi.

— Pourquoi ?

— Parce que je connais cette coquette, et que je devine quelque chose de louche dans cette méprise qui, au fond, n’en est pas une.

Jean Vaucourt tressaillit et regarda le vicomte avec stupeur.

— Je vous répète, mon ami, sourit amèrement de Loys, que je connais cette fille. Certes, je ne doute point de la bonne foi des deux grenadiers Pertuluis et Regaudin ; mais je jurerais qu’on leur a aidé en quelque sorte à commettre cette méprise. Je veux dire que Mlle Deladier ou Mme Péan, et peut-être les deux ensemble ont préparé ce qui peut nous sembler une méprise, et je ne serais pas étonné qu’au tréfonds de tout cela il n’y eût l’esprit infernal de Bigot qu’on peut toujours reconnaître à ses combinaisons savantes et machiavéliques. Oh ! capitaine… si vous connaissiez ce monde comme je le connais !

Ainsi donc, vous croyez que Mlle Deladier n’est pas ici par accident, mais selon un plan conçu et préparé à l’avance ?

— Je le crois.

— Mais ce plan ?

— Délivrer Foissan de ses fers et le soustraire au jugement d’un conseil de guerre, je ne vois pas autre chose. Car Foissan actuellement représente pour Bigot, et ses gens le plus grand danger qui les ait jamais menacés. Ne redoutent-ils pas que l’Italien, pour sauver sa vie, ne se fasse leur dénonciateur ?

— Vous avez peut-être raison.

— Et qui mieux qu’une jeune et jolie fille pouvait tenter cette entreprise ?

— Ainsi donc, reprit Vaucourt, il faudrait tenir cette demoiselle Deladier comme une espionne et une ennemie ?

— Tout juste, comme une émissaire de l’intendant. Mais si nous interrogions les grenadiers Pertuluis et Regaudin, peut-être pourraient ils nous donner quelques détails de leur aventure qui nous apporteront peut-être des éclaircissements.

— Monsieur le vicomte, les deux grenadiers ont déjà quitté le fort. Après un frugal repas, ils ont pris des chevaux frais et à présent ils galopent vers Montréal, où ils vont rejoindre notre ami Flambard.

— Et Mlle Deladier, où est-elle ?

— J’ai mis à sa disposition une case non loin de celle de mon ordonnance, de sorte qu’elle est chez elle.

— S’il en est ainsi, capitaine, je ferai surveiller Mlle Deladier.

— Je suis de votre avis. S’il est vrai qu’elle tente d’arracher Foissan de nos mains, nous allons faire échouer son projet. Je reviendrai causer de cette affaire après les exercices militaires.

Et le capitaine s’en alla, résolu à ne pas se laisser jouer par Mlle Deladier.


IV

Mlle DELADIER PRÉVOIT QUE SA TÂCHE SERA AISÉE


Fernand de Loys avait deviné justement. Et nous allons voir comment Mlle Deladier allait s’y prendre pour mettre en œuvre ses projets. Audacieuse comme elle était, elle pouvait avoir une grande confiance dans le succès de son entreprise. Il lui semblait même que c’était un jeu d’enfant que de sortir Foissan de sa geôle. Mais ce jeu, toutefois, elle ne put le faire à son gré, et quatre jours se passèrent sans qu’il lui fût possible de tenter quoi que ce fût. Elle commençait à s’impatienter et à s’inquiéter, et à moins d’agir le cinquième ou le sixième jour au plus tard, elle prévoyait un échec. Chose certaine, elle ne pouvait pas agir durant le jour, et elle devrait nécessairement choisir la nuit, et une nuit noire de préférence. L’unique renseigne-