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LES TROIS GRENADIERS

leurs excuses à Mlle Deladier, lorsque Jean Vaucourt parla.

— Mademoiselle, je ne me suis donc pas trompé : vous êtes Mademoiselle Deladier ! Vous devinez sans plus qu’il y a eu méprise du chevalier et de son compagnon, et c’est pourquoi je vous prie d’accepter leurs excuses.

La jeune fille partit de rire et répliqua en s’asseyant :

— Je ne suis pas une de ces coriaces créatures au cœur implacable, et je pardonne volontiers à mes deux excellents grenadiers du roi, mais à condition, naturellement, qu’ils me ramènent chez moi.

— Mademoiselle bredouilla Pertuluis en s’inclinant, je déplore…

— Et moi, Madame, dit Regaudin en se courbant jusqu’à terre, je désire vous exprimer mes regrets…

— Et certainement que nous vous ramènerons, Mademoiselle, reprit Pertuluis… Nous vous ramènerons, ventre-de-roi ! et séance tenante !

— Pardon, messieurs ! Mais veuillez croire que je ne suis pas faite de fer… Je suis femme, et même faible femme…

— Et fort jolie… interrompit Regaudin en se courbant de nouveau.

— Hé ! monsieur l’écuyer, se mit à rire la coquette, j’allais le dire. Donc, si je suis femme, et femme faible et jolie, il me faudra un certain repos avant de repartir, et c’est pourquoi je demanderai au capitaine Vaucourt l’hospitalité pour quelques jours.

— Assurément, Mademoiselle, sourit Jean Vaucourt, vous êtes la bienvenue.

Sachant que cette demoiselle Deladier était une mondaine quelque peu dévoyée, Jean Vaucourt ne voulut pas lui donner asile dans sa maison où, d’ailleurs, il n’aurait pu la loger convenablement. Il la conduisit à une petite case, jolie et propre voisine de la case de son ordonnance, Aubray, et il demanda à la femme de ce dernier de prêter ses services à la visiteuse. La femme d’Aubray accepta de se rendre le plus utile possible, et en quelques instants la jeune fille était confortablement installée dans la case qu’un bon feu dans la cheminée réchauffait.

Malgré ces attentions Mlle Deladier n’était pas contente. Quand elle se vit seule dans cette case sans fenêtre et uniquement éclairée par le feu de l’âtre, elle fut prise d’un accès d’indignation.

— Oh ! monsieur le capitaine, gronda-t-elle sourdement, vous ne voulez pas me faire les honneurs de votre maison comme si j’étais une pestiférée capable d’empoisonner votre prude de femme ; mais prenez garde ! je pourrai un jour laver cet affront !

Et sa colère avait grandi à ce point qu’elle s’était mise à jurer, à tendre les poings, à menacer, à tempêter, lorsque parut la femme d’Aubray. Alors, comédienne tout autant peut-être que la Péan, Mlle Deladier réussit à se transformer sur-le-champ en une jeune fille niaise, innocente et bien malheureuse que deux malandrins dans le but de la rançonner avaient enlevée de son village.


III

Mlle  DELADIER PROJETTE.


La femme d’Aubray, créature simple et peu méfiante, que Vaucourt n’avait pus cru devoir renseigner sur la personnalité de la visiteuse, crut à cette histoire d’enlèvement, car seule peut-être de tous les habitants du fort elle n’avait pas confiance en Pertuluis et Regaudin, encore que ceux-ci, depuis leurs méfaits passés, eussent fourni maintes preuves de leurs bonnes intentions. C’est que la pauvre femme ne leur pardonnait pas facilement de lui avoir enlevé son enfant, car, comme on s’en souvient, elle avait terriblement souffert de sa séparation avec son petit, souffert autant, sinon aussi longtemps qu’Héloïse de Maubertin qui des mois et des mois s’était vue elle aussi séparée de son petit Adélard. Femme un peu rancunière, elle n’avait pas voulu reconnaître qu’il y avait eu méprise de la part des deux bravi. Son mari et sa sœur, Rose Peluchet, avaient bien essayé de la faire revenir sur le compte des deux grenadiers, elle en avait été incapable.

— Est-ce que deux chenapans de la sorte, disait-elle, deux vauriens qui ne pensent qu’à boire et batailler, peuvent avoir une âme ? Monsieur Flambard les a matés, mais gare s’ils s’avisent jamais de lâcher la consigne !

Or, l’aventure de Mlle Deladier enlevée par Pertuluis et Regaudin lui paraissait une histoire vraie, et pour elle la vérité s’affirmait du fait que le capitaine Vaucourt était intervenu à temps pour sauver