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LES TROIS GRENADIERS

que Cadet empochait pour son compte et celui de ses associés, on obtenait les marchandises et vivres requis. Donc, vivres et marchandises il y avait, et plus qu’on aurait pu l’estimer. Mais il fallait avoir le secret. Le hasard et, peut-être plus justement, le flair du grenadier Flambard avait fait dénicher une des caches secrètes de la bande, celle de Batiscan. Il y en avait peut-être cent autres par tout le pays, qui le saura jamais ! Depuis bientôt dix ans la Grande Compagnie puisait en secret dans les magasins du roi, elle accumulait, entassait et ne vendait que pour de l’or. Et si le peuple du pays manquait d’or, la Compagnie trouvait le moyen de maintenir la marche des affaires en commerçant avec les Anglais. Et le grand Maître de la Compagnie, nous le savons, c’était Bigot. Or, les défenseurs de la colonie, les loyaux sujets du roi de France et tous les vrais patriotes ne pouvaient faire mieux que dénoncer ces manœuvres infâmes. Flambard s’en était fait le champion et il résolut un jour de démasquer la bande et de lui faire rendre gorge s’il était moyen. Nous avons vu comment notre héros s’y était pris. Mais Flambard, nous l’avons déjà dit, n’était pas un diplomate ni un politique quoiqu’il ne dédaignât pas la ruse, et il allait droit au but, et avec les sournois coquins qui le guettaient sans cesse, tant ils le redoutaient, il risquait quelquefois de frapper dans le vide. C’est ainsi qu’il avait perdu l’avantage gagné sur ses adversaires : il tenait Bigot, Cadet et Varin, mais Deschenaux, le factotum de l’intendant, lui avait glissé entre les doigts. Or, Deschenaux était le serpent, et le serpent en se glissant dans l’ombre avait délivré Bigot et ses adeptes et, par un double coup, il avait fait mettre Jean Vaucourt sous arrêts.

Donc, au Fort Jacques-Cartier tout allait bien depuis que les trois grenadiers en étaient partis pour Batiscan, lorsqu’au matin du troisième jour suivant Pertuluis et Regaudin survinrent avec la jeune femme qu’ils avaient enlevée aux Trois-Rivières.

Ils firent mander le capitaine.

— Ah ! ah ! s’écria Jean Vaucourt en les voyant. Et notre ami Flambard ? demanda-t-il aussitôt.

— Capitaine, nous n’en savons rien, répondit Pertuluis. Nous nous sommes bornés, Regaudin et moi, à remplir la mission qu’il nous avait confiée.

Ce disant il conduisit Vaucourt au traîneau à quelques pas de là, et ajouta :

— C’est pourquoi nous vous apportons cette précieuse Madame de Péan !

Vaucourt regardait les deux bravi avec étonnement.

— Et ça n’a pas été sans mal ! dit Regaudin à son tour. Mais pourvu que la donzelle ne soit pas morte étouffée et trépassée sous ces fourrures…

Pertuluis déjà retirait doucement les peaux de fourrure sous les yeux ébahis du capitaine qui se penchait avidement sur le traîneau. L’instant d’après une forme humaine inanimée apparaissait, dans le fond de la carriole. C’était une femme enveloppée dans un ample manteau de fourrure et encapuchonnée d’un châle de couleur grise. On ne voyait de son visage que le nez et la bouche.

— Elle n’est pourtant pas morte, grommela Pertuluis, puisqu’elle a le corps tout chaud encore !

Vaucourt écarta doucement le châle, et aussitôt il se redressa avec la plus grande surprise.

— Eh ! mes amis, s’écria-t-il, ce n’est pas Madame Péan !

Les deux grenadiers demeurèrent abasourdis, incapables de souffler un mot. Puis ils considérèrent la jeune femme, très jolie, qui dormait bien doucement.

— Je crois reconnaître cette jeune fille… reprit Jean Vaucourt.

— Ah ! ah ! une jeune fille ! fit Pertuluis la voix tremblante d’émotion.

— Oh ! oh ! fit Regaudin à son tour… Une jeune fille, dites-vous ?

— Si je ne me trompe, cette jeune personne est Mademoiselle Deladier !

Les deux grenadiers faillirent tomber à la renverse.

À l’instant même, la dormeuse ouvrait les yeux, souriait narquoisement et disait, sans bouger :

— Oui, beau métier pour de galants grenadiers du roi ! on enlève une jeune fille à sa mère !

Dépeindre la figure des deux grenadiers serait difficile ; ils eurent à peu près la même contenance que le jour où, par méprise encore, ils avaient enlevé Rose Peluchet de son lit pour aller la porter à Deschenaux. Aussi, allaient-ils offrir de suite