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LES TROIS GRENADIERS

— Ah ! ça, mademoiselle, reprit le spadassin en plaisantant, courez-vous après un amoureux qui se serait égaré en ces campagnes de neige ?

— C’est après vous que je cours, Monsieur Flambard ! se mit à rire la Pluchette.

— Après moi ?…

— Oui bien, Monsieur. Et si je ris, j’ai tort : et si je cours après vous, c’est pour la raison qu’il se passe quelque chose de grave au fort !

Et cette fois la jeune fille avait repris une physionomie sérieuse.

— Diable ! mademoiselle, vous excitez ma curiosité plus que de raison, et pourtant je connais ma curiosité, elle est plutôt calme. Mais voyons ce qui se passe de si grave, puisqu’à regarder votre visage je comprends que vous ne plaisantez pas.

— Il se passe, Monsieur Flambard, que le capitaine Vaucourt a été mis sous arrêt au fort !

Flambard sursauta de surprise.

— Ventre-de-roi ! grogna Pertuluis, est-ce que le diable est au fort ?

Biche-de-bois ! il faut y courir et l’exorciser ! émit Regaudin.

— Vous dites, mademoiselle, reprit le spadassin, que le capitaine Vaucourt est sous arrêt… Mais qui l’a placé ainsi ?

— Un officier dépêché par M. de Vaudreuil hier.

— Hier ? Et le nom de cet officier ? Le savez-vous ?

— Monsieur de la Bourlamaque !

Flambard n’osait en croire ses oreilles.

— Mais encore, savez-vous pour quelle raison on a mis le capitaine sous arrêts ?

— Pour le passer en conseil de guerre, parce qu’il aurait commercé avec l’ennemi !

La stupeur, cette fois, manqua d’assommer notre héros. Il demeura béant et de ses yeux égarés interrogeant les deux autres grenadiers.

Pertuluis regarda son compagnon, branla la tête avec une sorte d’amertume et murmura :

— Regaudin, je dois être malade… car jamais mon ouïe n’a entendu pareilles extravagances !

— Pertuluis, répliqua Regaudin, nous sommes certainement malades et nous pouvons mourir sans le savoir. Il va donc falloir que j’aille à Monsieur l’aumônier pour me décharger du dernier péché qui me reste.

— Bah ! fit Pertuluis avec négligence, un péché véniel !

— Je ne sais trop, je ne sais trop, cher Pertuluis, il me semble qu’il est un peu lourd, et je ne serais pas étonné qu’il fût un petit péché mortel ! N’importe, le p’tit diable ! je veux m’en débarrasser !

— Pourquoi ne pas le noyer plutôt d’un carafon ou deux ?

— Oh ! Pertuluis, que parler de carafons ! Nous sommes secs comme peaux de lapin au soleil, et il n’est pas dans les alentours le moindre breuvage ! Oh ! si nous étions tout près de cette bonne et très excellente mère Rodioux !

— Espère, Regaudin, fit Pertuluis en clignant de l’œil : si la mère Rodioux n’est pas là, il y a sa servante !

Disons que Flambard s’était mis à marcher avec une certaine agitation, et tout en ce faisant il paraissait réfléchir. Rose Peluchet, silencieuse, le considérait, attendant qu’il l’interrogeât encore. Elle n’avait pas paru remarquer la présence des deux autres grenadiers qui demeuraient un peu plus loin à l’écart. Tout à coup elle sentit une main la tirer par en arrière. Elle tourna la tête et aperçut la face « massacrée de balafres » de Pertuluis.

— Mademoiselle, pardon ! souffla le grenadier. Mais… est-ce que… vous n’auriez pas une fiole… un carafon ?

La jeune fille sourit.

— Il y a bien, répondit-elle, une cruche dans la carriole, mais elle appartient au cocher !

— Tiens ! ce gaillard de cocher… Est-il un peu prince ?… C’est bien, nous l’accosterons tantôt.

Et comme Flambard revenait à la jeune fille, les deux grenadiers échangèrent un regard d’intelligence et demeurèrent silencieux et graves.

— Mademoiselle, reprit le spadassin la mine soucieuse, voilà une nouvelle peu ordinaire et qui va demander beaucoup de réflexion de ma part. Mais en attendant voulez-vous me dire qui vous a dépêchée près de moi ?

— Mon beau-frère, le lieutenant Aubray, qui est venu de la part de Madame Vaucourt.

— Pourquoi le lieutenant Aubray n’est-il pas venu lui-même ? Car c’est un rude voyage pour une jeune fille par un froid pareil !