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LES TROIS GRENADIERS

Et sa victoire éventuelle serait d’autant plus belle qu’il avait à lutter non seulement contre un ennemi extérieur puissant, mais aussi contre une société de traîtres jouissant d’un haut prestige, et si bien masqués encore que, tout à coup, les dénoncer publiquement, eût été se frapper soi-même au lieu de frapper ces hommes. Si l’audace était nécessaire en bien des circonstances, la prudence ne devait pas être négligée. Mais, comme nous l’avons vu, notre héros, Flambard, était plus audacieux que prudent. Il disait souvent lui-même : « Je n’ai jamais qu’un chemin pour atteindre mon but. » Flambard n’était pas de la famille des serpents qui, pour arriver au but proposé ou pour saisir une proie, choisissent les chemins les plus sombres et tortueux où ils se dissimulent avantageusement et où ils peuvent frapper à l’improviste et par derrière. C’est ainsi que Bigot atteignait ceux qui avait eu la témérité de lui déplaire. Flambard, au contraire, frappait à la face après avoir marché droit à son homme. Il courait donc le risque d’attraper quelque coup de Jarnac ou d’exposer ses amis à des embûches inextricables et même à des coups mortels. Mais Flambard croyait sincèrement que le dernier gagnant est l’homme de l’audace et de la franchise toujours. Jamais encore il n’avait perdu. Certes, il avait bien fait quelques faux pas, mis les pieds dans des trous fort bien dissimulés, d’ailleurs, souvent même il avait marché droit à la mort qui le menaçait et le guettait, mais avec sa foi invincible en l’audace il avait réussi jusque-là à se tirer sain et sauf des pires traverses.

Comme on peut le deviner, le spadassin était très mortifié d’avoir été joué par Deschenaux et d’avoir vu ses prisonniers lui échapper. Aussi bien, après avoir conféré quelques minutes avec le Gouverneur et M. de Lévis, s’était-il juré de reprendre de suite tous ses droits. Et il avait pour le seconder deux hommes de sa trempe, les grenadiers Pertuluis et Regaudin.

— Vous voyez ça, mes amis grenadiers, s’était-il écrié, nos loups ont rompu leur chaîne et ont gagné le Fort Richelieu ! N’est-il pas à propos d’aller les y repiger pour leur remettre la muselière ?

— Ventre-de-cochon ! jure Pertuluis avec énergie, cette fois nous étriperons simplement les loups !

— Biche-de-biche ! dit Regaudin à son tour, nous les pendrons ensuite par la queue aux poternes jusqu’à ce qu’ils y sèchent dur comme chêne !

— Oui, mais ils seront dans le fort ! sourit Flambard.

— Le fort ! fit Pertuluis… Eh bien ! nous l’emporterons d’assaut.

— Nous le raserons ! assura Regaudin.

— Alors, en avant, les Grenadiers du Roi ! commanda le spadassin.

— Taille en pièces ! hurla Pertuluis.

— Pourfends et tue ! rugit Regaudin de sa voix aigre qui résonna comme une vieille trompette.

Et les trois grenadiers sautèrent sur leurs montures et par un froid terrible s’élancèrent comme un tourbillon vers le Fort Richelieu.

Quand ils eurent atteint le fort le lendemain, le commandant leur dit que Bigot et ses gens ne s’y trouvaient pas.

Ce fut un grand désappointement pour nos trois amis.

— Et vous ne savez pas ce qu’ils sont devenus ? vous ne les avez pas vus ? demanda Flambard.

— J’ignore tout, je vous assure.

— N’importe ! reprit le spadassin, nous devons fouiller, perquisitionner, quoique je vous croie un loyal serviteur du roi.

Les recherches furent vaines, Bigot n’était pas là.

Notre héros ne se laissa pas abattre. Il obtint du commandant de la place cent hommes de sa garnison qu’il lança par petites bandes dans la campagne avoisinante pour essayer de trouver une piste des fuyards. Toute cette journée les soldats fouillèrent la campagne sans succès. Ils rentrèrent au fort le soir sans avoir obtenu le moindre indice. Tous les habitants, interrogés, n’avaient rien vu. Flambard pensa qu’il avait été dupé par Flore, la soubrette de Mme Péan, ou bien que l’intendant avait changé son itinéraire. Mais il ne s’avouait pas encore battu, le lendemain il allait reprendre les recherches.

Mais le lendemain, vers les huit heures, un traîneau arrivait à toute vitesse au fort et une jeune fille en descendait.

— Hein ! s’écria Flambard avec surprise… Rose Peluchet.

— Eh oui ! monsieur Flambard, c’est bien moi, répondit la servante de la mère Robidoux.