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LES TROIS GRENADIERS

mer que l’un de mes prisonniers nous a échappé…

— Qui donc ?

— Deschenaux.

En quelques mots Flambard narra la scène que nous connaissons.

— Et que concluez-vous ? demanda le général.

— Que ce pendard de Deschenaux aura mis le feu à la maison dans l’espoir de donner la liberté à ses amis !

Et, sans plus, le spadassin cria à ses deux compagnons :

— En avant !

— Taille en pièces ! vociféra Pertuluis, comme si on lui eût commandé de se jeter sur une troupe ennemie.

— Pourfends et tue ! rugit Regaudin qui ne crut mieux faire que d’imiter son camarade. En une course géante les trois grenadiers s’élancèrent vers le lieu de l’incendie, culbutant dans l’ombre tous les êtres humains qui se trouvaient sur leur passage, piétinant de pauvres diables, écrasant des nez, enfonçant dans des ventres… N’importe ! ils furent bientôt arrivés sur la rue Saint-François où se massait déjà une foule énorme de citadins.

— C’est bien cela, gronda Flambard en s’arrêtant, nous avons été joués par Deschenaux !

Oui, la maison qu’habitaient Bigot et ses gens brûlait… elle n’était plus qu’un ardent brasier ; et le peuple de la cité, maintenant, demeurait silencieux et grave spectateur de la scène.


Fin de la Première Partie.



DEUXIÈME PARTIE

I

AU FORT RICHELIEU.


La maison de Bigot brûlait. Autour du brasier la foule du peuple demeurait silencieuse. Flambard, les yeux sur ce foyer ardent, pensait. Tout à coup il sentit qu’une main tirait la manche de son manteau. Il fourra la tête et aperçut sous une large capeline la frimousse d’une jeune fille qu’il reconnut de suite pour Flore, la soubrette de Mme Péan.

— Monsieur, murmura la jeune fille à voix basse et sur un ton confidentiel, trois traîneaux tirés par de bons chevaux emportent au Fort Richelieu Monsieur l’intendant, Mme Péan et leurs amis…

Le spadassin tressaillit.

— Tu as bien dit au Fort Richelieu ? Répète donc !

— Je dis ce que j’ai entendu et ce que j’ai vu.

— Oh ! oh ! en ce cas, au lieu d’aller faire le bon somme dont j’ai besoin, je vais entreprendre une autre chevauchée.

De suite il donna des instructions à voix basse aux deux autres grenadiers.

— Allez de suite préparer nos montures et attendez-moi !

Pertuluis et Regaudin, sans un mot, quittèrent le spadassin et se perdirent dans la nuit.

Flambard tira une bourse et la mettant dans la main de la soubrette, dit :

— Merci, mon enfant… Voilà pour ton zèle et pour compenser ce que tu peux perdre en perdant ta maîtresse.

Et le spadassin quitta le lieu de l’incendie pour se rendre chez M. de Lévis, puis de là chez le gouverneur afin de les mettre au courant des nouveaux incidents.

L’incendie de la maison de Bigot et la fuite de ce dernier au Fort Richelieu en compagnie de ses gens n’avaient pas été sans inquiéter le gouverneur et le général. Si fortes présomptions qu’on eut contre la probité et la loyauté de Bigot, on n’ignorait pas de quelles occultes influences il disposait à la cour de Versailles, et l’on pouvait craindre qu’il frappât avec les mêmes armes dont on s’était servi contre lui. Il est vrai aussi qu’on se reposait sur l’étrange prestige que Flambard possédait auprès du roi, mais on savait le roi faible et inconstant, et dans ces luttes de rivalités intestines la victoire ne pouvait demeurer en définitive qu’à ceux qui les premiers réussiraient à faire pencher en leur faveur les sympathies de la cour. Et dans cet état d’esprit où l’on se trouvait, il semblait difficile d’adopter une ligne de conduite qui ne pût dévier. Déjà le marquis de Vaudreuil se repentait d’avoir obéi aux suggestions de Flambard. M. de Lévis, plus ferme, et reconnaissant que tout le mal de la colonie venait de Bigot et sa bande, ne songeait qu’à gagner une grande victoire contre les Anglais pour ensuite, fort de ses succès militaires et grandi en prestige, démasquer complètement Bigot et consorts.