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LES TROIS GRENADIERS

bizarre… il semblait la couver d’un regard haineux. La jeune femme courut à la porte du corridor et cria :

— Voyons, Hughes, enfoncez cette porte, pour l’amour du Ciel !

Les clameurs s’étaient tues, mais on entendait un terrible grondement d’incendie à l’étage inférieur.

Mme Péan poussa une clameur d’épouvante et s’écrasa sur le tapis. À cet instant la porte du corridor volait en éclats, et à travers un nuage de fumée Bigot parut. Il ne sembla pas voir Péan, mais de suite ses yeux étaient tombés sur la jeune femme à demi inconsciente. Il se baissa, la prit dans ses bras et l’emporta. Alors Péan partit à leur suite… il semblait marcher comme dans un rêve.


XI

CHEZ LE GÉNÉRAL.


Tandis que se passait cette scène étrange, une autre d’un genre tout à fait différent se passait ailleurs, en un autre endroit de la cité, c’est-à-dire chez Monsieur de Lévis où nous nous transporterons.

Ici, nous demanderons au lecteur de ne pas s’étonner de toutes ces scènes de violence, de ces passions déchaînées, de ces amours brutales, tout cela est une peinture fidèle des mœurs du temps, et encore nous ne leur prêtons qu’un demi-réalisme. Peindre dans toute la vérité et la crudité telles que certaines chroniques nous relatent ces mœurs, paraîtrait si monstrueux qu’on les croirait invraisemblables tant ces mœurs du XVIIIe siècle contrastent avec nos usages policés du XXe. Nous avons cru utile, sinon nécessaire, d’en donner une ébauche pour mieux faire voir contre quelle bande de larrons et de débauchés les honnêtes gens devaient lutter. Et alors rien ne peut étonner que l’Histoire ait reproché à ces gens de la luxure et du crime la perte de la Nouvelle-France. Car quels crimes et quelles lâchetés un tel monde ne pouvait-il pas commettre ?…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Monsieur de Vaudreuil avait offert l’hospitalité au Chevalier de Lévis en son château, mais le chevalier avait de préférence accepté l’habitation de Monsieur de Longueuil, attendu, comme il avait dit, qu’il y serait plus tranquille pour l’élaboration de ses plans de guerre.

Comme on le sait, le Chevalier de Lévis était devenu général des troupes de la Nouvelle-France après la mort du marquis de Montcalm. Tout cet hiver de 1759-1760, il avait travaillé sans relâche à établir un plan de campagne contre les Anglais, plan qu’il allait mettre en œuvre avec succès au printemps suivant. Dans ce plan figurait principalement une attaque contre la garnison de Québec avant même la fin de l’hiver, si c’était possible. Car le chevalier avait décidé d’y mettre toutes ses forces dans l’espoir de chasser les Anglais de la capitale, puis de ramener une partie de ses troupes sur les frontières de la Nouvelle-Angleterre pour faire face à toute tentative d’invasion que l’ennemi pourrait tenter de ce côté-là. Ce travail demandait une attention constante, et le chevalier avait voulu fuir autant qu’il était possible le mouvement et le bruit dont le château Vaudreuil était le théâtre tous les jours par les allées et venues des fonctionnaires, des courtisans, et par les réunions nombreuses qu’y devait faire le gouverneur pour la discussion des affaires de la colonie. Ce château était donc une véritable fourmilière. En outre, à cause de son rang, M. de Vaudreuil était obligé de donner de temps à autre quelques modestes fêtes auxquelles étaient conviées la noblesse et la bourgeoisie de la cité et des environs.

M. de Lévis avait autour de lui ses principaux officiers et ses ingénieurs militaires, ainsi que quelques gardes et domestiques.

Il passait minuit, et M. de Lévis travaillait encore dans une pièce retirée de l’habitation. Nul bruit, tout semblait reposer.

Un serviteur entra timidement.

— Eh bien ? interrogea le général.

— Monsieur Flambard… murmura seulement le valet.

— Bien, bien. Introduisez, mon ami.

L’instant d’après le spadassin entrait, grave et digne.

— Je vous demande pardon, général, de me présenter à une heure si tardive…

— Asseyez-vous, mon ami, sourit le général. Je vous attendais tout en travaillant. Voyons ! vous avez donc complété votre mission ?

— Oui, général, telle que je l’avais voulu… pardon ! que nous l’avions voulu.