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LES TROIS GRENADIERS

sonniers, le gouverneur se retira escorté par les trois grenadiers qui riaient sous cape.


X

LA PRISONNIÈRE.


Il serait assez difficile de rendre les sentiments de Mme Péan qui, quelques instants avant la venue de Flambard, exultait dans tout l’orgueil de la maîtresse triomphante sur sa rivale, et qui, à présent, écrasée sur un tabouret, livide, tremblante, les yeux égarés, demeurait comme abîmée dans un désespoir sans issue. Toutefois, si nous sondons sa pensée, ce désespoir ne lui venait pas du fait de se voir enfermée entre quatre murailles solides, mais plutôt d’une soudaine suspicion contre la sincérité et la fidélité de son amant, l’Intendant-Royal. Oui, Bigot traître et lâche, comme elle l’avait appelé quelques jours auparavant aux Trois Rivières ! Et pourtant… oui, pourtant, il y avait un doute dans son esprit. Ce doute lui venait de la présence de Flambard dans cette maison qui était la demeure de l’Intendant-Royal, par conséquent maison inviolable sans s’exposer à un crime de lèse-royauté. Car violer le domicile de l’Intendant-Royal ou celui du vice-roi, c’était violer la demeure royale, c’était nier l’autorité du roi, autorité que le roi avait par décret royal reportée sur ses représentants. Or, Bigot, à ce moment, n’était-il pas, comme Mme Péan elle-même, entre les mains de Flambard ? Est-ce que ce bretteur ne pouvait pas pousser l’audace jusqu’à s’emparer des pouvoirs du roi et s’en servir dans un esprit de revanche contre les représentants du roi ? Oui, mais aussi est-ce que ce même Flambard ne jouissait pas d’un certain et haut prestige auprès du roi Louis XV ? En effet, Mme Péan avait entendu quelque chose de ce genre. Et alors il n’y aurait eu rien de surprenant que Flambard eût pu obtenir du roi le droit et privilège de violer le domicile de son Intendant-Royal en Nouvelle-France. Mme Péan était d’autant moins loin d’accepter cette hypothèse comme vraie, qu’elle connaissait d’ores et déjà les plaintes qui avaient été adressées au roi et à ses ministres contre les agissements louches de Bigot au Canada, et les sévères remontrances qui avaient été faites à l’intendant par des ministres du roi, des ministres trop zélés, comme le pensait la jolie femme. Donc, Bigot, son entourage et elle-même, avec un adversaire tel que le spadassin, pouvaient s’attendre à bien des surprises, même aux plus invraisemblables.

Depuis longtemps Mme Péan réfléchissait, se tourmentait et, oubliant que Bigot pouvait comme elle être prisonnier, se demandait avec angoisse pourquoi il ne venait pas lui rendre visite, pourquoi il ne paraissait pas s’inquiéter du sort, de son amante, lorsqu’elle songea pour la première fois à appeler sa soubrette.

Réconfortée par une pensée d’espoir, elle se leva et courut sonner un timbre. Peu après, de l’autre côté de la porte qui fermait l’entrée du salon, une voix de jeune fille demanda :

M’avez-vous appelée, Madame ?

— C’est toi, Flore ?

— Oui, Madame.

— Pourquoi n’entres-tu pas !

— Parce que, Madame, votre porte est fermée à clef et que je n’ai point cette clef.

— Mais qui a cette clef ? Je suis très surprise…

— Monsieur l’intendant, répondit la soubrette.

— Monsieur l’Intendant… fit la jeune femme en pâlissant.

— Oui, Madame.

— Mais que fait-il de cette clef ?

— Il la conserve, Madame.

— Mais qu’en veut-il faire ?

— Je ne sais, Madame. Mais probablement pour qu’en ses mains cette clef soit en sûreté et que personne ne vienne ouvrir votre porte.

— Pourquoi n’ouvrirait-on pas ma porte ?

— Pour que vous ne sortiez pas, Madame.

— Et pourquoi ne veut-on pas que je sorte ?

Mme Péan étouffait.

— Parce que Monsieur l’intendant veut être certain qu’il ne sera pas trompé !

Il y avait dans l’accent de ces paroles de la soubrette une grande moquerie que Mme Péan n’eut pas l’air de saisir.

Elle interrogea encore :

— Alors, c’est donc Monsieur l’Intendant qui a donné ordre de fermer cette porte ?

— Oui, Madame.