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LES TROIS GRENADIERS

il n’osa pas rétorquer. Car à cette minute lui venait à la mémoire une parole de Mme Péan : « Prenez garde, François Bigot ! Il est deux hommes que vous n’avez pas domptés et qui vous dompteront… et l’un de ces deux hommes se nomme Flambard ! »

Oh oui, ce terrible spadassin, cet homme qui jouissait auprès du roi d’un prestige si singulier… il était là ! Là, à ce moment, ce n’était pas M. de Vaudreuil qui était le maître et qui commandait, et ce n’était pas le Chevalier de Lévis… Le maître… c’était ce Flambard… un simple grenadier, bretteur, pourfendeur, batteur de fer quelconque ! Oui, mais il était quand même le maître et le seul maître ! Et Bigot le sentait si bien qu’il en était énormément mortifié et meurtri. La haine grondait en lui, mais une haine impuissante. Et il sentait la honte de la déchéance le couvrir en entier, et cette honte le troublait d’autant plus qu’il voyait rivés sur lui les yeux de tous les personnages présents et surtout les regards goguenards des deux autres grenadiers, Pertuluis et Regaudin. Disons que les deux bravi s’amusaient énormément depuis quelques instants.

Regaudin venait d’en faire la remarque dans un murmure :

— Biche-de-bois ! Pertuluis, aurai-je jamais autant ri dans ma vie ?

— Tais-toi, Regaudin, souffla Pertuluis… Je sens le rire fol m’empoigner tellement les entrailles que la bedaine m’en craque et recraque !

Mais Bigot, tout à coup et comme cela lui arrivait souvent, dans les impasses, avait recours à l’audace. Il marcha à M. de Vaudreuil et proféra sur un ton menaçant :

— Excellence, que diriez-vous si je changeais les rôles ? Si, par exemple, je commandais à mes gardes de vous mettre sous arrêts pour avoir insulté l’Intendant-Royal dans sa demeure ?

Le gouverneur pâlit.

— Mais Flambard se plaça résolument entre l’intendant et le gouverneur, croisa les bras et dit de sa voix ironique et nasillante :

— Allez donc, Monsieur… commandez à vos gardes, je vous prie !

Bigot bondit de colère.

— Gardes ! clama-t-il aussitôt.

Mais pas un garde ne bougea, tous demeurèrent de pierre.

Le spadassin éclata de rire.

— Monsieur Bigot, reprit-il, ces gardes, ce soir, n’obéissent qu’à mon ordre !

Et aussitôt il ordonna :

— Gardes, ces hommes sont nos prisonniers !

À cette minute même, un homme s’élançait vers la porte demeurée ouverte et non gardée : c’était Deschenaux !

— À lui ! commanda Flambard d’une voix de tonnerre.

Pertuluis et Regaudin bondirent, vers le factotum de Bigot.

— Embrochez ! cria Flambard, tandis que sur un signe de lui trois gardes venaient se poster devant la porte pour empêcher une autre évasion.

Les deux grenadiers s’étaient rués à la piste de Deschenaux qui détalait dans un corridor. Se voyant serré de près, le secrétaire de Bigot s’arrêta net, tourna sur lui-même et fit feu d’un pistolet dont sa main droite était armée. La balle de l’arme à feu érafla l’épaule gauche de Pertuluis qui jura un « ventre-de-diable » épouvantable. Et les deux grenadiers, arrêtés un moment dans leur course, voulurent se remettre à la poursuite de Deschenaux ; mais la fumée du pistolet avait empli cette partie du corridor et il leur fut impossible de revoir le factotum… il avait disparu !

Flambard, qui était accouru, se mit à rire et dit :

— Bah ! laissez-le courir un peu… nous le retrouverons bien un de ces jours !

— Je le souhaite, répliqua Pertuluis. Et croyez bien que je lui réserverai un pot de roses, ventre-de-cochon ! N’a-t-il pas, le faquin, manqué de me casser cette épaule ?

Les Trois Grenadiers revinrent, dans la salle des gardes et Flambard dit au gouverneur :

— Excellence, ces messieurs, tout en étant nos prisonniers, conserveront leur entière liberté dans toutes les parties de cette maison, et ils n’en pourront sortir que le jour où ils seront conduits au Fort pour y donner leur témoignage. Je vais donc aposter des gardes à toutes les issues en leur laissant l’ordre de tuer sans pitié ceux qui tenteraient de s’échapper.

Ainsi fut fait. Quelques minutes plus tard, sous les regards farouches des pri-