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LES TROIS GRENADIERS

vait verrouillée de l’autre côté. La jeune femme fit entendre un sourd grondement de rage et courut à une troisième porte qui donnait sur un salon. Mais là encore la porte résista.

Défaillante, elle se laissa choir lourdement sur un tabouret, poussa un profond soupir de désespérance et balbutia :

— Prisonnière… je suis prisonnière !


IX

COUP DE MAÎTRE.


Nous avons laissé Bigot et ses fervents en train de comploter la mort de Jean Vaucourt, Flambard et leurs amis. Nous nous rappelons que Deschenaux leur avait parlé et ravis.

Alors on s’était remis à festoyer dignement et nul doute que l’orgie, comme à l’habitude, allait suivre, lorsqu’un serviteur vint annoncer que le gouverneur demandait une entrevue avec ces messieurs pour une affaire de la plus grande urgence.

— Quoi ! s’écria Cadet à demi ivre, Monsieur le Marquis de Vaudreuil est donc céans cette demeure ?

— En la salle des gardes, Monsieur, répondit le valet.

Tous parurent fort surpris à l’exception de Bigot qui, souriant, dit :

— Messieurs, nous ne pouvons faire attendre le gouverneur.

Et il se leva de table.

— C’est juste, approuva Varin. Allons recevoir le gouverneur !

Tous, ayant repris un masque grave, se rendirent à la salle des gardes, avec Cadet fermant la marche, titubant.

Là, un frisson bizarre courut sur l’épiderme de ces hommes : d’abord ils virent les soixante gardes de l’Intendant rangés sur deux lignes le long d’un mur, et au milieu de la salle, M. de Vaudreuil en compagnie d’un secrétaire… M. de Vaudreuil grave et digne. Mais ce qui fit naître le frisson de malaise chez Bigot et consorts, ce fut la vue, en arrière de M. de Vaudreuil, des trois grenadiers, Flambard, Pertuluis et Regaudin, et tous trois la rapière nue à la main, et tous trois ayant au coin de leurs lèvres un certain sourire narquois.

Bigot eut vite fait de dominer l’émoi qui l’avait assailli à cette vue. Et d’un pas délibéré, l’air digne et dominateur, il s’avança auprès de M. de Vaudreuil après avoir décoché à Flambard un regard terriblement chargé.

— Excellence, prononça Bigot avec un sourire un peu forcé, je suis enchanté de vous voir. Cependant, j’eusse préféré vous recevoir en mon salon. Aussi bien, si vous permettez…

— Inutile, Monsieur, répliqua froidement le gouverneur, je ne serai qu’un instant pour accomplir un ordre signé par Monsieur de Lévis, général-en-chef des troupes de la Nouvelle-France.

— Et cet ordre ? demanda non moins froidement Bigot.

— Celui de vous mettre, ainsi que ces messieurs, sous arrêts.

— Sous arrêts ! fit Bigot avec une grande surprise, très sincère cette fois. Mais c’est une plaisanterie…

— Pas du tout. L’ordre est formel.

— Qu’importe cet ordre formel ! s’écria Bigot avec une hauteur mordante. Avez-vous oublié chez qui vous êtes, et ignorez-vous l’immunité qui protège ces messieurs et moi-même ?

M. de Vaudreuil se troubla visiblement et jeta un regard à Flambard comme pour prendre son avis. Puis il répondit :

— C’est vrai, Monsieur l’Intendant. Je n’avais pas songé dans la hâte avec laquelle j’ai dû me rendre ici…

— En ce cas, interrompit Bigot avec la plus grande irrévérence pour le gouverneur, je vous prie de vous retirer avec les satellites qui vous accompagnent et de cesser cette outrageante comédie.

Le ton et les paroles de l’Intendant parurent souffleter durement le gouverneur, qui riposta :

— Prenez garde, Monsieur l’Intendant, d’oublier à votre tour qui je suis et surtout qui je représente en ce pays !

— Je n’oublie rien, Excellence, reprit Bigot sur ton moins agressif ; mais avouez qu’il est fort extraordinaire de venir mettre sous arrêts l’Intendant-Royal et ses gens et sans la moindre explication préalable.

— Je reconnais, dit M. de Vaudreuil, que j’aurais dû vous donner ces explications en premier lieu. Je vous fais donc mes excuses sur ce point. Quant à l’ordre qui vous place sous arrêts avec ces messieurs,