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LES TROIS GRENADIERS

ment de dangers qu’il ne faut pas dédaigner, loin de là.

— Quelle est votre idée ? demanda Varin.

— J’en ai plusieurs. D’abord, il faudrait empêcher le retour de Flambard au Fort Jacques-Cartier. Ensuite il importerait de faire disparaître Foissan et la Deladier.

— Mais les autres ? fit Bigot avec un sourire cruel.

— Les autres, continua Deschenaux, rien de plus simple. D’ailleurs les plus dangereux, c’est-à-dire Vaucourt et son spadassin, une fois retranchés du monde des vivants, et Foissan et la Deladier disparus, expédiés à quelque part, ou trépassés, comme on voudra, qui devrons-nous craindre ?

— À la vérité, sourit Bigot avec mépris, les autres ne comptent guère, et nul officier du tribunal ne voudra accepter leurs dépositions contre nous.

— Je suis d’avis, intervint Cadet, que nous devions nous occuper particulièrement de Vaucourt et Flambard, les autres ne comptent pas, je le jure. Toutefois, peut-être ne devrons-nous pas négliger ces deux gredins de grenadiers à qui Flambard a dû confier certains de nos secrets. Donc, selon moi et en résumé, j’ordonnerais la mort vive et rapide de Jean Vaucourt et des trois grenadiers.

— Et Foissan ? demanda Deschenaux.

— L’imbécile… nous le donnerons aux gorets.

— Et la petite Deladier ? fit Varin.

— Celle-là, se mit à rire Cadet, je la mangerai !

Les éclats de rire se croisèrent en tous sens.

— Messieurs, s’écria Deschenaux qui ne riait jamais, j’ai mieux que tout cela, je pense, et sans qu’il soit besoin de parsemer notre route de cadavres…

Le secrétaire et factotum de l’intendant venait de se lever et, très pensif, s’était mis à marcher par la salle à manger.

Le silence s’établit quelques minutes.

— Voyons ! demanda Cadet au bout d’un moment. Avez-vous, ami Deschenaux, reçu du diable quelque idée fantasmagorique et mirobolante ? Contez-nous ça !

Et coup sur coup il vida deux immenses coupes de vin.

Deschenaux s’arrêta net pour promener sur ces personnages un regard profond. Puis il vint se rasseoir et, les coudes sur la table, penché en avant, il se mit à parler à voix basse rapidement, mais à mots nettement articulés. Tous s’étaient penchés aussi pour mieux saisir les paroles mystérieuses du factotum. Puis celui-ci se tut en scrutant les physionomies devenues graves.

— Bravo ! s’écria tout à coup l’intendant, c’est superbe !

— Vive l’ami Deschenaux ! clama Cadet. Je bois et rebois à sa santé !

Une grande satisfaction paraissait maintenant animer tous ces visages ; et, comme pour célébrer quelque haut fait, on se mit à choquer les coupes de cristal.

Qu’avait-on trouvé de si intéressant Deschenaux ? Nous le verrons bientôt par la suite de ce récit. Pour le moment nous laisserons ces hommes, et nous nous transporterons dans une autre partie de la maison.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En suivant un long corridor nous arrivons à l’extrémité opposée de la maison où des appartements ont été préparés pour l’usage personnel de Mme Péan. Elle est là chez elle, avec plusieurs domestiques à son service. À neuf heures, ce soir-là nous retrouvons la jeune femme dans un joli boudoir tout tendu de soie rose.

Elle est seule, et elle paraît rayonnante de bonheur.

Et elle est là debout devant une haute glace de Venise, et elle arrange soigneusement sa magnifique chevelure châtaine, car à neuf heures et demie Monsieur l’Intendant viendra, comme il l’a promis, lui rendre visite.

Et Mme Péan rayonne d’autant plus qu’elle triomphe, et distraite par les joies exaltantes de ce triomphe, elle exprime à voix basse ses pensées, ou, comme on dit, elle se parle à elle-même.

— Eh oui, il faut bien admettre et reconnaître qu’il y a un génie qui préside aux amours… mais un bon génie ! Au moment où je croyais tout perdu, j’ai tout retrouvé ! Me voici redevenue la reine de la Nouvelle-France ! Je suis plus adulée que jamais ! Et il me semble que je suis plus belle, plus séduisante…

Elle se regarde longuement, sourit avec un orgueil incommensurable, elle s’admire…