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LES TROIS GRENADIERS

énergie, puis chancelante, épuisée qu’elle était par trop d’émotions, elle retomba par en arrière…

Bigot la reçut dans ses bras…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vers les deux heures de cette même nuit, et tandis que le sieur Péan cuvait encore son vin dans le boudoir de sa femme, une carriole attelée de deux fines bêtes que guidait un habile cocher emportait dans la direction de Montréal l’intendant-Royal et Mme Péan. Derrière la carriole, mais à une distance respectueuse, chevauchaient vingt gardes armés jusqu’aux dents…


VIII

NOUVELLES TRAMES.


Nous sommes au mardi, 18 décembre de la même année.

Nous nous transporterons à Montréal, rue Saint-François où Bigot avait acheté une vaste maison, la propriété d’un armateur associé à Cadet. L’armateur s’était retiré près des fortifications du nord de la ville ; où il possédait une autre habitation. Donc, rue Saint-François, l’Intendant-Royal avait pu se loger avec tout son monde : quelques intimes, ses nombreux serviteurs et ses gardes. Comme à Québec, l’Intendant tenait sa cour, il continuait son grand train de vie, et sa maison était devenue non seulement un Palais de l’Intendance, mais une maison de débauches. Et comme à Québec, encore et toujours, Bigot était le maître absolu. M. de Vaudreuil y venait chaque semaine conférer une fois ou deux. Mais si à Montréal, cet hiver-là, Bigot n’y donnait point si souvent de ces grandes et éblouissantes fêtes dont il avait accoutumé ses favoris dans la capitale, il ne manquait pas chaque jour de donner, de huit à dix heures du soir, un grand souper qui réunissait à sa table ses intimes.

Or, ce soir du 18 décembre, on décrétait autour de la table de l’intendant la mort des ennemis de la grande Société… ces ennemis qu’on nommait toujours avec haine Flambard, Jean Vaucourt et ceux de leurs amis, entre autres le vicomte Fernand de Loys, ancien favori de l’intendant, comme on se le rappelle, et Marguerite de Loisel qui, par d’étranges circonstances, se trouvait être la filleule de Bigot. Et la présence de Fernand de Loys et de Marguerite au Fort Jacques-Cartier, présence qui avait été signalée par un espion de l’intendant, avait fort intrigué celui-ci et ceux de son entourage immédiat qui en avaient été instruits. Intelligent et flairant quelque danger de la part de Marguerite et du vicomte, Bigot les avait de suite mis sur la liste de ses ennemis… de ces ennemis à qui on ne peut pardonner et que réclame la mort coûte que coûte. Ajoutons qu’à cette liste « de mort » avaient été incidemment ajoutés les noms de Foissan et de Mlle Deladier, pour la raison que, pour sauver leur tête, ces deux personnages pouvaient dénoncer les occultes menées de Bigot et de ses adeptes. Il fallait prendre ses précautions, l’enjeu en valait la peine, et d’autant plus qu’on sentait, de part et d’autre, se jouer la dernière partie. Bigot n’avait jamais été un perdant, et il ne voulait pas le devenir. Il importait donc de prendre les grands et décisifs moyens. Naturellement, tout maître qu’il était de son « soi », l’intendant ne pouvait échapper aux soucis, car jamais encore les nuages ne s’étaient autant accumulés sur son horizon. N’importe il lutterait, il vaincrait par l’audace et la force !

Ce soir-là, la table fastueusement servie ne groupait que Deschenaux, Cadet, Varin, Pénissault et quelques autres comparses. Pas une femme… car dans l’esprit de ces hommes du mal l’affaire était trop grave et ses secrets trop précieux pour qu’on y admît les femmes dont il fallait toujours, fussent-ce les plus amoureuses, se défier.

Comme à son habitude Cadet buvait énormément, ce qui venait de faire dire à Varin :

— Monsieur l’intendant, si vous n’y voyez pas, voilà notre Cadet qui va encore se soûler comme un porc !

On partit de rire.

Cadet, ayant ri également, rétorqua :

— Il n’est pas bien sûr, Monsieur l’Intendant, que je me soûlerai comme un porc ; mais il est certain que notre Varin restera toujours plus bête qu’une oie plumée !

Pendant un moment on se décocha calembours et facéties, grossiers et puériles le plus souvent, puis Bigot commanda le silence.

— Mes amis, je vous ai toujours enseigné