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LES TROIS GRENADIERS

m’aimez plus, Monsieur ! Je le vois bien, je le sens, je le devine… Vous me repoussez… oui, dites que vous me repoussez ?

— Tranquillisez-vous, pour l’amour de Dieu !

— Non ! Non ! vous ne m’aimez plus. Oh ! tout ce que vous dites n’est certainement pas vrai. Cette petite Deladier… Voyons ! avouez… avouez, je souffrirai encore moins !

Et, palpitante, elle entourait de ses bras le cou de l’intendant.

Lui, doucement, saisit les deux bras et écarta les jolies mains qui commençaient à serrer son cou.

— Vous m’aimez vraiment trop, chère belle, fit-il railleusement… vous m’aimez à m’étouffer !

— Moi, mais je me suis donné à vous !

Tout à coup Mme Péan bondit, courut à la crédence, prit une mèche de cire vint l’enflammer à l’âtre, puis retourna vivement allumer le candélabre.

— Que faites-vous donc, ma belle ? s’écria Bigot en se levant avec surprise.

— Vous allez voir, Excellence !

Elle frappa durement un timbre d’or.

Une servante parut.

— Eh bien ! demanda Mme Péan, avez-vous des nouvelles ?

— Hélas ! Madame, aucune, répondit la servante. Non, Madame, on ne l’a pas retrouvée…

— Mais qui donc ? interrogea Bigot avec un accent, curieux et étonné à la fois.

— Quoi ! vous ne saviez pas ? fit Mme Péan, moqueuse, en se retournant vers l’intendant. Eh bien ! Mademoiselle Deladier…

Elle fit une pause.

— Mademoiselle Deladier, bredouilla Bigot en chancelant.

Pour la première fois cet homme si fort, si maître de soi, se troublait… et il se troublait très visiblement.

— Hélas ! oui, Excellence, acheva Mme Péan avec une hypocrite compassion, on l’a enlevée ce soir !

À cette nouvelle, Bigot, comme détendu par un ressort puissant, fit un bond énorme jusqu’à la servante qu’il saisit brutalement aux bras.

— Veux-tu répéter ce que dit cette femme ?… Voyons…

— Monsieur l’intendant… Monsieur l’intendant… gémit la servante, vous me faites mal…

— Parle ! gronda sourdement Bigot.

— Hélas ! ce n’est que trop vrai… Deux grenadiers de Flambard et de Jean Vaucourt ont enlevé Mademoiselle Deladier pour la conduire au Fort Jacques-Cartier !

Alors, l’intendant abandonna la servante, et retrouvant par un effort inouï de sa volonté tout son calme, il se mit à rire candidement en se tournant vers Mme Péan, interdite.

— Ah ! madame, fit-il, suis-je un peu oublieux ?…

Il fit un signe à la servante pour lui enjoindre de se retirer. Lorsque celle-ci eut obéi à l’ordre, il s’approcha de Mme Péan qui demeurait tout abasourdie, et dit tout en souriant d’une façon énigmatique et satanique peut-être :

— Eh bien, oui, chère aimée, c’est moi qui ai donné l’ordre d’enlever Mademoiselle Deladier et de la conduire au Fort !

— Vous ! s’écria Mme Péan qui chancelait de stupeur.

— En effet. Ayant appris que son amant y avait été capturé…

— Foissan ?

— Vous le nommez vous-même, Madame. Donc, ayant appris que son amant y avait été fait prisonnier et qu’il allait y être condamné à mort, j’ai donné ordre que Mademoiselle Deladier y fût conduite, de gré ou de force, afin qu’elle pût recevoir ses dernières volontés…

Et tandis que Mme Péan, au comble de la stupéfaction, chancelait de plus en plus, l’intendant s’inclinait cérémonieusement et reprenait :

— Madame, je regrette de vous quitter sitôt, mais il importe que j’aille à des affaires que j’ai négligées pour venir déposer mes hommages aux pieds de votre adorable personne…

Et gracieusement, dignement aussi, il marcha vers cette porte par laquelle il était venu.

Mais derrière lui un rugissement se fit entendre. Bigot se retourna, surpris. À l’instant même, Mme Péan bondissait comme une panthère, se ruait contre la porte, s’y appuyait du dos, et l’œil en feu, la gorge palpitante, terrible, elle grondait :

— Vous ne sortirez pas !

— Ah ! ah ! sourit l’intendant en croisant les bras.