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LES TROIS GRENADIERS

— Le Chevalier de Pertuluis et…

— Pertuluis ! cria Péan en sursautant. Pertuluis… l’associé de Flambard !

— Je crois que oui, Monsieur.

— Et il a enlevé Mademoiselle Deladier ?

— Aidé de son écuyer le sieur de Regaudin !

— Regaudin… Ah ! par Notre-Dame, est-ce que je fais un rêve ? Mais qu’ont-ils fait de mademoiselle De…

— Ils l’ont emportée au Fort Jacques-Cartier.

Péan fit entendre un grondement terrible et bondit comme s’il allait se jeter sur quelqu’un. Prise de peur, la servante franchit le seuil de la porte, repoussa celle-ci durement et disparut.

Péan s’élança vers la porte qu’il ouvrit, criant :

— Minute ! Minute, Friponne !

Mais la jeune fille avait disparu tout à fait.

Péan courut alors à un timbre sur lequel il asséna plusieurs rudes coups de marteau.

Un valet survint en courant.

— Mon manteau… mon épée… ma carriole… commanda-t-il d’une voix retentissante. Et deux gardes… non, quatre gardes… non, dix !

Bientôt la maison était sens dessus dessous et cinq minutes s’étaient à peine passées depuis le départ précipité de la Friponne, que Péan, accompagné de quelques gardes à cheval, était emporté dans sa carriole.

Où allait-il ? Il avait commandé à son cocher :

— Chez Monsieur l’intendant… et dévore l’espace !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Si, peu après le départ de Péan, nous pénétrons dans le boudoir de Mme Péan, nous retrouvons celle-ci, calme et souriante, jolie à croquer et habillée encore de sa robe de soie bleue que nous lui avons vue au souper, mais moins la fourrure d’hermine. Car là, dans ce boudoir, il fait tiède et bon. Une belle cheminée de marbre y est établie et la flamme du merisier et du sapin pétille et répand des émanations agréables à l’odorat.

La jeune femme vient de percevoir les bruits qui ont précédé et accompagné le départ de son mari. Quand tous ces bruits se sont tus, elle écoute encore, une main posée sur sa poitrine comme pour en réprimer les battements. Une fois que le silence s’est fait de toutes parts, elle ébauche un sourire triomphant et, énigmatique à la fois, et sa belle poitrine exhale en même temps un long soupire d’allègement. Puis elle tourne gracieusement sur elle-même, court à une psyché, s’y regarde, s’y contemple… elle tripote ça et là son corsage… arrange sa haute et magnifique coiffure châtaine, puis d’un pas mutin et doux, car ses pieds sont chaussés de petite mules de satin blanc qui glissent sans bruit sur l’épais tapis, elle va repousser une lourde tenture qui masque une porte qu’elle ouvre précieusement.

Là, attend un personnage magnifiquement vêtu, perruqué et poudré. Il sourit avec une grâce quasi féminine.

— Entrez, Monsieur l’Intendant, murmure la jeune femme en faisant une jolie révérence. Hughes est parti… il vient de partir ! ajoute-t-elle avec un pli moqueur à ses lèvres.

Et l’Intendant Bigot entre… précieusement, royalement, secouant de son fin jabot de dentelle des Flandres quelques grains de tabac qui s’y sont irrévérencieusement posés.

— Ah ! ma chère amie, chuchote l’intendant en entourant de son bras gauche la jolie taille, combien j’avais hâte de vous revoir ! Vingt fois cet hiver j’ai commandé ma voiture pour accourir à vous, mais vingt fois sont survenues à l’improviste des affaires si sérieuses qu’elles m’ont retenu de force…

— Et cette fois-ci ? minauda interrogativement Mme Péan en abandonnant sa belle tête sur l’épaule de Bigot.

Cette fois-ci… sourit, Bigot avec ambiguïté

Il fit une courte pause pour plonger son regard dans les yeux de la jeune femme.

— Voyez, reprit-il sur un ton badin, comme les Dieux de l’Amour sont capricieux et contrariants ! Cette fois-ci j’allais venir à vous… expressément pour vous, lorsque soudain Monsieur de Vaudreuil me dépêche…

— Alors, c’est donc pour affaires encore…

— Hélas ! mais je me suis bien juré de