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LES TROIS GRENADIERS

taient l’escalier en hurlant et vociférant… ils venaient d’entendre un nouvel appel au secours de Mme Péan.

Celle-ci, en effet, avait jeté un nouveau cri lorsque les deux grenadiers, devinant pour eux un danger, avaient tiré leurs rapières.

— Je touche ! avait murmuré Pertuluis tout effaré.

— J’extirpe ! avait répondu Regaudin interdit.

Alors ils avaient tourné le dos à Mme Péan pour faire face à ceux qui venaient. Ils virent bientôt la masse menaçante apparaître au haut de l’escalier. Les deux grenadiers firent entendre leurs cris de guerre.

Taille en pièces !

Pourfends et tue !

La rapière au poing ils se ruèrent furieusement contre la meute.

— Arrière, chats-huants ! vociférait Pertuluis.

— Place, vermines maudites ! hurlait Regaudin.

Tous deux se firent un passage sanglant dans cette masse humaine déjà prise d’épouvante, puis ils culbutèrent ceux qui ne pouvaient s’écarter assez vite et dégringolèrent l’escalier. Cela n’avait duré que ce que dure le zigzag de l’éclair.

L’instant d’après Pertuluis et Regaudin se trouvaient dehors, encore tout interloqués, et entendant les cris de toutes sortes qui partaient de l’hôtellerie.

— Ventre-de-cochon ! jura Pertuluis, la donzelle n’a pas l’air commode… Qu’allons nous faire ?

— Il faudra la prendre au traquenard et l’emporter en paquet ! répondit Regaudin.

À ce moment, la carriole commandée s’avançait au bruit argentin de ses grelots, et suivait un valet d’écurie tirant les deux montures des grenadiers.

— Bon ! fit Pertuluis, voici notre carriole et nos chevaux…

Lui et son compagnon allèrent vivement à la rencontre de l’attelage. Mais, soudain, Regaudin entrevit une fine silhouette humaine qui courait et semblait sortir de l’auberge par une porte de l’arrière.

— Pertu… Pertu… souffla-t-il, regarde… c’est elle !

Pertuluis sursauta d’émoi.

Ventre-de-chat ! il faut la piger au vol !

Ce disant il courut au cocher du traîneau et lui dit rapidement :

— Suis-nous de loin et attends nos ordres !

Et, suivi de près par Regaudin, il s’élança vers la silhouette humaine qui, maintenant, marchait d’un pas hâtif. Les deux grenadiers, en quelques bonds, avaient rejoint la femme. Elle jeta un faible cri. Pertuluis l’étreignit dans ses bras puissants et Regaudin, se servant de l’écharpe grise qui entourait sa tête, la bâillonna. Alors Pertuluis, enlevant la femme dans ses bras, prit sa course vers le traîneau qui venait à quelque distance.

Et l’on entendait encore les cris des hôtes de l’auberge, et toute la cité, réveillée par le chahut, s’emplit bientôt de rumeurs sourdes, puis de clameurs.

Les deux grenadiers jetèrent leur prise dans le fond du traîneau, la ficelèrent proprement dans les fourrures et montèrent à cheval.

— Et à présent, commanda Pertuluis au cocher sur un ton menaçant, si tu connais le chemin du Fort Jacques-Cartier, claque tes fend-le-vent et glisse vite, sinon ta peau ne vaut pas celle du premier Iroquois qui nous tombe sous la patte !

Le cocher n’en demanda pas davantage : les chevaux, vigoureux et frais, et stimulés par quelques bons coups de fouet, s’élancèrent dans une course d’épouvante et le traîneau sortit de la cité comme un ouragan, escorté des deux grenadiers qui poussaient des cris effrayants pour exciter davantage la ruée des chevaux.


VII

LES COMÉDIES DE L’AMOUR.


Nous avons laissé Hughes Péan, à table, après la sortie de sa femme, et nous nous rappelons comment, après un court et fort curieux soliloque, il s’était remis à boire et à manger.

Disons ici que Péan tenait pas mal du Cadet et de plusieurs autres paillards de sa clique : il aimait le vin et l’eau-de-vie, et chaque fois que les convenances ne s’y opposaient pas, il s’enivrait tout autant que l’eussent pu faire dix Anglais. Naturellement, il perdait en gagnant de l’ivresse son air digne, prétentieux et arrogant, et il retournait assez vite aux façons de la bê-