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LES TROIS GRENADIERS

— Oui, mais je serai revenue après-demain…

— C’est bien, chère aimée.

Il tendit sa main. Mme Péan approcha la sienne, et sur cette main satinée et odorante l’homme appuya longuement ses lèvres.

— Bon voyage, chère ! murmura-t-il avec amour.

— Ne vous ennuyez pas, chéri !

Volets et fenêtre furent refermés tandis que la jeune femme, d’un pas rapide, gagnait l’Auberge de France.

Là, elle se garda bien d’aller frapper à l’entrée principale ; elle contourna le bâtiment, pénétra dans les cours d’arrière et alla heurter le marteau d’une porte de service.

Une servante vint ouvrir.

Mme Péan avait eu soin, pour ne pas être reconnue, de jeter sur son bonnet de velours et de fourrure une mantille de soie grise, de sorte qu’on n’apercevait que ses yeux, son nez, et sa bouche.

— Mon amie, dit la jeune femme, vous allez me conduire à un appartement à l’étage supérieur et ensuite prévenir les deux gentilshommes qui désirent me faire certaines communications importantes.

— Qui sont ces gentilshommes, Madame ?

— Le Chevalier de Pertuluis et son écuyer…

La servante s’inclina et conduisit la visiteuse à un salon de l’étage supérieur. Cela fait, elle alla informer l’aubergiste des désirs de la dame inconnue.

— Oh ! oh ! fit l’aubergiste en écarquillant les yeux. Tu dis une dame inconnue qui a l’air d’une dame de marque ?…

Et il pensa, sans y croire :

— Si c’était Madame Péan… l’exquise Madame Péan !

Et le cabaretier courut, prévenir Pertuluis et Regaudin.

À la nouvelle de cette visite inattendue pour eux, les deux grenadiers bondirent, car le marmiton fiancé de la Friponne n’avait pas, pour une raison qui nous est inconnue, rapporté la réponse de Mme Péan à la missive des deux grenadiers, de sorte que ceux-ci attendaient toujours cette réponse.

— Oui bien, Messeigneurs, ajoutait l’aubergiste en se courbant, une dame de grand monde qui désire vous entretenir.

— Une dame du grand monde ! bredouilla Pertuluis qui chancelait légèrement.

— Une d… dame d… du grrrrr… Regaudin ne put finir : il éternua avec tant de force qu’il failli retomber sur son siège.

— Et je ne serais pas étonné, poursuivit l’aubergiste sans vouloir le jurer sur « la sainte Évangile », que cette dame serait…

Le cabaretier se pencha à l’oreille des grenadiers et acheva ainsi dans un souffle :

— … la belle… la splendide… la suave… la séduisante Madame Péan !

Cette fois, les deux grenadiers sourirent et se regardèrent avec attendrissement.

Disons qu’il approchait dix heures et que, durant tout le temps qu’ils avaient attendu une réponse à leur épître, les deux compères avaient vidé bon nombre de carafons, en sorte qu’ils se trouvaient dans un état d’ivresse passablement avancé. Mais comme c’étaient de rudes buveurs, ils étaient assez solides encore pour faire leurs affaires.

Alors Pertuluis se redressa, prit un air fier et hautain et commanda :

— Maître aubergiste, puisqu’il en est ainsi, il nous faut une carriole… une carriole attelée de deux bons chevaux, munie de vos meilleures fourrures et conduite par votre plus intrépide cocher.

— J’ai ce qu’il vous faut, Messeigneurs.

— Bien. Mais il faut aussi seller nos moulures… sur le champ !

— Vous repartez donc ?

— Séance tenante avec la « dame du grand monde ». Compris ?

— Messeigneurs, répliqua l’aubergiste, vos ordres vont être exécutés de suite.

Il appela un serviteur.

— Vite, cria-t-il à celui-ci, ordre au cocher d’atteler les deux noires à la carriole bleue, avec les meilleures fourrures, et aussi, ordre de seller les montures de ces messieurs !

Le valet partit comme un trait.

— Comme vous le voyez, Messeigneurs, reprit le cabaretier non sans un certain orgueil, attelage et montures seront devant ma porte dans une minute et tout prêts à vous recevoir.

— Ça va bien, Maître aubergiste, dit Pertuluis avec satisfaction. Maintenant daignez nous conduire à Madame…

— Pardon, mes gentilshommes… mais