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LES TROIS GRENADIERS

— Flambard et Jean Vaucourt ?

— Oui.

— Et si Fossini a trahi ?

— Il disparaîtra aussi et promptement, je vous le jure.

— C’est malheureux, il fut l’un de nos meilleurs agents et serviteurs. Rappelez-vous, Hughes, ce message à M. de Ramezay l’automne dernier !

— Certes, certes, j’ai toujours eu confiance en ce Fossini dit Foissan !

Cet entretien fut rompu par l’entrée d’un serviteur apportant sur un plateau d’argent un message.

— Pour moi ? demanda Péan en se levant avec une certaine promptitude.

— Pardon, Monsieur… Pour Madame !

Mme Péan devint pourpre et tremblante. Mais elle courut au domestique et enleva le message du plateau avant que son mari eût le temps d’en voir la suscription, ce qu’elle ne prit pas le temps de regarder elle-même, Elle s’élança aussitôt vers une porte, l’ouvrit, la referma violemment et disparut.

Resté seul, Péan demeura un moment songeur. Puis il ébaucha un sourire énigmatique, et se vida à boire en grommelant :

— Bah ! après Bigot… après LeQuesnel… après Cadet… après Bréart… après, un autre encore, un autre toujours… Tant pis, par Notre-Dame ! un jour elle aura le Diable pour époux et maître !

Sur ce il avala une immense coupe de vin et se remit à manger philosophiquement.


VI

UN ENLÈVEMENT.


Mme Péan traversa ce passage qui ressemblait à un vestibule et sur lequel donnaient plusieurs portes, elle ouvrit l’une d’elles, entra dans un petit salon et de là dans son boudoir dont elle ferma méticuleusement les portes.

Un candélabre à deux bougies bleues éclairait sur une crédence. La jeune femme y courut, se pencha fébrilement vers la lumière, et le sein troublé, les mains tremblantes, elle regarda avidement la suscription. Elle tressaillit, rougit, pâlit, et murmura, inquiète :

— Qu’est-ce cela !

Cette grosse écriture irrégulière lui était inconnue. Le papier grossier de l’enveloppe la surprit, et, enfin, cette bizarre expression « Son Excellence » devant son nom l’étonna… à ce point même qu’elle eut envie de rire. Mais le rire avec l’inquiétude à l’esprit sonne mal. Elle se contint.

— Que veut dire ceci ? se demanda-t-elle encore.

L’inquiétude primait la forme de la peur. Elle n’osa pas ouvrir de suite cette enveloppe. Mais elle frappa un timbre placé sur la crédence.

Une soubrette vint à l’appel.

— Justine, dit Mme Péan, veuillez appeler le domestique qui a apporté cette lettre !

L’ordre, l’instant d’après, avait été exécuté, et le serviteur paraissait.

— Dites-moi, dit Mme Péan, qui vous a remis ce pli ?

— Un marmiton de l’Auberge de France, Madame.

— Ah ! ah ! Est-il reparti ?

— Pardon, Madame ! Il attend la réponse.

— Ah ! il y a une réponse à faire ?

— Oui, Madame.

— C’est bien, retirez-vous, j’appellerai.

Le domestique sortit.

« Cette réponse à faire » parut apaiser l’inquiétude de la jeune femme. Quoi ! si c’était quelque demande de secours de miséreux, comme cela se présentait souvent en ces années de famine ? Mme Péan se rassura… Mais elle tremblait encore à cause de sa déception… Oui, elle avait tant espéré que ce fût une lettre de LUI… de l’Intendant !

Elle ouvrit l’enveloppe et en tira la lettre des grenadiers que nous avons lue.

Au plissement des lèvres de la jeune femme on aurait pensé qu’elle avait une forte envie d’éclater de rire, et l’on aurait pu penser aussi, à voir une certaine contraction de ses sourcils, que la chose, toute gaie qu’elle put paraître, n’en contenait pas moins une certaine note de gravité. Il est à présumer que la jeune femme pouvait se demander si elle devait rire ou s’émouvoir sérieusement. Quoi qu’il en fût, elle conserva son sérieux. Une chose sûre, elle reconnaissait que cette missive avait été écrite par des gens de peu d’instruction et ignorants des usages du monde. Les noms de Pertuluis et Regaudin la laissèrent