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LES TROIS GRENADIERS

Et, tout à fait outragée et indignée, Mme Péan se leva rudement et tendit vers son mari un poing mignon… trop mignon pour effrayer le moindrement. Aussi bien, Péan continuait-il d’exercer son sourire assassin. Alors la jeune femme fut saisie par un tremblement curieux, et ses yeux s’injectèrent de sang. Elle prit une carafe de vin, la brandit une seconde au-dessus de sa tête et la lança contre un des portraits qui ornaient la boiserie de chêne. Croyant que le projectile lui était destiné, Péan s’était jeté sous la table.

L’incident fut si drôle et comique que Mme Péan ne put retenir un franc éclat de rire…

Péan lui-même reparut de sous la table exhibant un visage riant, quoique pâle d’émoi. Il dit dans une sorte de grommellement :

— Que tu es bête, ma chère… le sais-tu ?

— Et toi, pauvre idiot ?

— Là ! Là ! cesse de me tutoyer, cria Péan avec courroux. Les convenances… les convenances… par Notre-Dame !

— Et toi ?…

— Et vous ?…

Soudain, tous deux furent pris d’une hilarité qu’ils eurent beaucoup de peine à réprimer. Puis ils trinquèrent gaiement et se mirent à causer comme de très bons amis. Disons que les querelles du ménage Péan tournaient toujours ainsi.

— Ma chère amie, et badinage à part, la vérité est que si je ne suis pas allé souper avec Monsieur l’intendant, c’est pour la raison qu’une grave nouvelle nous est arrivée…

— Ah ! vraiment ? Serait-ce que les Anglais marchent contre nous par ce froid de pôle ?

— Non, pas du tout. Comme nous, Messieurs les Anglais demeurent près de leur feu. Seulement, leurs émissaires éprouvent parfois des échecs…

— L’ambiguïté de vos paroles excite ma curiosité.

— Vous allez voir. Nous avions à Batiscan, comme vous le savez, un magasin secret rempli de marchandises et de vivres que nous tenions à la disposition de la garnison anglaise à Québec. L’autre jour le général Murray nous dépêchait un de ses aides-de-camp, le capitaine Chester, avec une commande de farine et de viandes domestiques, ainsi que d’autres marchandises, y compris trois mille livres de savon. L’affaire fut bâclée moyennant le paiement en or anglais pour moitié, et en bons sur le trésor de Londres pour l’autre moitié. Or, savez-vous ce qui est arrivé ? Nous avions donné à Fossini l’ordre d’aller à Batiscan livrer à Chester et ses hommes les marchandises commandées. C’est dans la nuit de mercredi à jeudi que Fossini et Chester devaient se rencontrer à Batiscan. Chester et ses gens furent au rendez-vous, mais point Fossini. Et imaginez la surprise et le désappointement du capitaine anglais, quand au lieu de Fossini il vit venir une caravane de traîneaux accompagnée d’une escorte militaire du Fort Jacques-Cartier.

— Oh ! dites-vous vrai ? s’écria Mme Péan avec regret.

Et voulez-vous savoir qui commandait l’escorte du Fort ?… Flambard !

— Flambard… le maudit ! rugit la jeune femme.

— Lui-même.

— Oh ! mon ami, savez-vous que j’eusse aimé la petite Deladier, si elle n’avait pas manqué son coup de pistolet contre ce démon ?

— Oui, mais elle l’a manqué et il peut arriver qu’un jour Flambard ne la manque pas. En tout cas, pour finir mon histoire, Chester crut deviner qu’il y avait là trahison ou piège, et par prudence il dut s’éclipser avec ses gens. Naturellement, il y est pour son argent, attendu que la cache a été complètement vidée et son contenu emporté au Fort Jacques-Cartier.

— Ah ! ah ! Et que pense Monsieur Bigot ?

— Ce que je pense moi-même, ce que vous devez penser également, tout comme l’a si justement pensé Chester…

— Que Fossini aurait trahi ?

— Oui.

— Mais quel intérêt pouvait-il avoir ?

— Voilà ce que nous désirons savoir, et c’est précisément l’affaire qu’étudie en ce moment Monsieur l’Intendant.

— Pourtant, ne serait-il pas possible que Foissan fut tombé dans un piège et forcé de livrer son secret ?

— C’est possible. Aussi saurons-nous la vérité tôt ou tard. Une chose certaine, nous avons au Fort Jacques-Cartier les deux mêmes ennemis qu’il nous importe de faire disparaître le plus tôt possible.