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LES TROIS GRENADIERS

V

LA BELLE TIGRESSE.


À cette époque, les Trois-Rivières n’avait pas ce qu’on appelle de nos jours « le quartier résidentiel » selon une formule américaine. En ces temps reculés où l’on élevait et bâtissait à la hâte un bourg ou une ville que sur un plan fort rudimentaire, la boutique de commerce, l’échoppe, l’atelier et la maison étaient en voisinage, se mêlaient et se confondaient du tout au tout. On mettait la maison de commerce et l’atelier là où ça faisait son affaire, et de même l’habitation privée, en sorte que fort souvent la bicoque et la demeure princière se coudoyaient et quelquefois elles s’appuyaient quasi l’une sur l’autre. À Québec et à Ville-Marie on aurait pu voir un palais voisiner une méchante baraque, lesquels étaient séparés seulement par un parterre et une mince et basse palissade. Et il arrivait que de la baraque ou regardait les hautes croisées du palais tendues de velours et de soie, de même que de ces croisées du palais les yeux tombaient sur la baraque, et c’est ainsi qu’un grand seigneur pouvait avoir un gueux pour voisin immédiat. Naturellement, le seigneur n’avait point de cesse qu’il n’eut, un jour ou l’autre, fait disparaître gueux et baraque, car le gros devant nécessairement manger le petit. C’est de la sorte que se sont faits les quartiers bourgeois dans nombre de villes anciennes. De nos jours on est plus prudents et prévoyants : on bâtit une ville sur un plan bien et définitivement établi, et sur ce plan on pose, comme sur un damier, les maisons de commerce d’une part, les maisons familiales de l’autre. Ici le quartier des affaires, là les industries. Ici les commerçants à l’aise et les petits bourgeois, là les ouvriers et les pauvres gens. Et là, enfin, et le plus loin possible, le quartier « aristocratique ». Il semble qu’on oublie le quartier « intellectuel » ?… Mais on a beau dire et, chose certaine, les classes et castes continuent d’exister, même en notre Amérique « si démocratique », car on pose des frontières où l’on trace des lignes, et c’est tout dire !

Pour en revenir à notre récit, le bourg des Trois-Rivières, en 1759, était un assemblage difforme de bicoques et de belles demeures, de magasins et de boutiques quelconques, tous et toutes alignés inégalement sur des rues mal tracées, quelquefois tortueuses ou tournantes. Néanmoins, aux alentours des Ursulines se trouvait à cette époque une rue sur laquelle croissaient de fort beaux arbres, une rue large et droite où l’on remarquait quelques habitations élégantes avec jardins et parcs. Là, vivaient, de gros commerçants et de hauts fonctionnaires. La plus belle de ces maisons était, sans contredit, celle de M. de Bréart. Mais, toute voisine, il s’en trouvait une autre qui, sans être aussi imposante que la première, n’avait pas moins un fort bel aspect, et celle-ci était la propriété d’un riche négociant en bois. Elle n’avait qu’un étage ou rez-de-chaussée, mais elle était élevée par sa haute toiture à pans très raides et recouverte de tuiles rouges. Comme la plupart des habitations de ce temps, cette maison était de bois, mais avec ses murs extérieurs enduits d’un épais mortier grisâtre qui lui donnait un peu l’apparence d’une maison de pierre. Les croisées étaient étroites mais hautes et protégées, la nuit ou les jours de tempête, par des volets de chêne peints, en brun. Elle formait un énorme rectangulaire qui imposait, et, de plus, elle était enclose par un haut mur de pierre et placée au centre d’un grand parc que sillonnaient des chemins de voitures et des allées. De la rue on ne voyait de cette habitation que le sommet de la toiture et ses deux hautes cheminées, ainsi que quelques lucarnes, le rideau d’arbres arrêtait le regard. Le mur de pierre n’était percé qu’à deux endroits : ici c’était une haute porte cochère en bois de chêne lamé de fer ; là une grille étroite. De cette grille on suivait une allée étroite, tournante et pierreuse pour aboutir, au centre de la maison, à une porte monumentale, abritée d’une marquise. Une large pierre carrée et blanche reposant sur le sol formait ce qu’on pourrait appeler le perron, de sorte que cette porte, à la vérité, ouvrait de plain-pied. Enfin, au-dessus de la porte, sur le plâtras et écrite par une main inhabile on pouvait lire cette devise, dont nous ne garantissons pas le latin :


« Qui votens facere, sed facit ».


Il serait difficile de donner à cette formule une juste traduction. Mais, connaissant le personnage qui habitait cette mai-