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LES TROIS GRENADIERS

carriole en laquelle seront empilées quantités de fourrures très chaudes et sous la garde et sous l’escorte de vos tout dévoués serviteurs et humbles et fervents admirateurs qui ont signé la présente.

Chevalier de Pertuluis,
Sieur de Regaudin ».


Le tout était écrit d’une haute et large écriture, sans ponctuation, et couvrait trois grandes feuilles de papier. Il avait fallu un quart d’heure pour mettre ce message à point ; et Pertuluis abandonna la plume avec un soupir de satisfaction et d’épuisement.

— Ventre-de-chat ! cette plume pèse plus que ma rapière !

— Et tu n’as point fini, dit Regaudin, car il faut mettre ces feuilles sous pli et écrire le nom et l’adresse de l’excellente dame.

— Ventre-de-roi ! je te laisse ce soin, Regaudin ; je n’en peux plus… mon bras est rompu !

Regaudin haussa les épaules avec dédain, plia les feuilles de papier l’une après l’autre, les réunit et les glissa sous une enveloppe. Puis, à son tour, il prit la plume et écrivit :


À Son Excellence Madame de Péan

En la Cité des Trois-Rivières
En Nouvelle-France


Ceci fait, Regaudin regarda son compagnon qui le suivait de l’œil.

— Ah ! diable, dit-il, nous ne savons pas le nom de la rue…

— Attends, La Fripponne nous le dira.

À cet instant même, la jolie servante passait tout près de là.

— Hé ! charmante Friponne, interpella Pertuluis de sa voix de stentor qui fit tourner toutes les têtes de son côté, par ici une minute !

La servante accourut.

— Ma belle enfant, reprit le chevalier en baissant la voix, je vais me confier à ta discrétion, si j’y peux compter…

— Certainement, Monsieur le Chevalier, je ferai une croix sur ma bouche !

— Bon, j’ai confiance en toi. Eh bien ! je désire savoir le nom de la rue où demeure la digne et belle Madame de Péan ?

— Hein ! la Péan ? fit avec surprise et très irrévérencieusement la jolie fille.

Les deux grenadiers sourirent et clignèrent de l’œil.

— Oui, l’épouse de ce cher Monsieur de Péan, compléta Regaudin avec un plissement moqueur des lèvres.

— Ah ! oui, l’épouse du Péan et la maîtresse du Big…

— Chut ! chut !… souffla Pertuluis. Si on t’entendait, ma belle enfant !…

— C’est vrai, vous avez raison, Monsieur le Chevalier, reprit la jeune fille très sérieuse cette fois ; car il y a ici une vingtaine de gens de Péan et de Bigot, sans compter que bien des villageois, des imbéciles si vous voulez, qui les vénèrent comme des dieux !

— Eh bien ! la rue… fit Pertuluis.

— Je ne sais pas le nom de la rue, mais je sais où habite la Péan.

— Mais alors ? fit Regaudin interrogativement.

— Je vais vous dire, Messeigneurs, répondit la jeune fille en baissant la voix et prenant un air confidentiel, si vous voulez me confier votre missive, je la ferai porter par mon fiancé qui est à la cuisine le premier marmiton. Il est comme moi, discret des pieds à la tête, et il fera une croix… deux même sur ses lèvres.

— Ça va bien, consentit Regaudin.

— Tiens, Friponne, dit Pertuluis en tirant son gousset, voilà pour ton fiancé…

Il tendit une pièce d’or.

— Merci, Monsieur le Chevalier !

Regaudin lui remit le pli, disant avec un accent de regret comique qui ne manqua pas de faire rire la jeune servante aux plus francs éclats :

— Tout de même, splendide Friponne, n’aurais-tu pu attendre encore pour te choisir un fiancé ?

Mais déjà la servante s’élançait vers la cuisine en laissant rouler derrière elle un long éclat de rire moqueur.

Pertuluis saisit un carafon et dit :

— Et maintenant, Regaudin, en attendant la réponse attrapons-nous !

Il se vida largement à boire.

— Oui, répéta Regaudin, rattrapons-nous au plus tôt, car je me sens devenir le cœur malade !…