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LES TROIS GRENADIERS

Les deux grenadiers demeuraient un peu interloqués et ravis à la fois lorsque, à leur grande surprise et non sans une certaine joie, ils virent La Friponne s’arrêter brusquement à mi-chemin et revenir vers eux.

— Ah ! ça, mademoiselle, fit sévèrement Pertuluis… Nos carafons et l’écritoire !…

— J’entends bien, monsieur le Chevalier : mais j’ai oublié de vous demander s’il faut aussi le sucre et l’eau chaude…

Les deux compères s’interrogèrent du regard et, s’étant compris, Regaudin répondit :

— Belle Friponne, apportez aussi l’eau chaude et le sucre… bien que à la vérité votre personne…

— Hé ! coupa court la belle enfant, vous devenez aguichant, monsieur l’Écuyer… Est-ce qu’une jarre d’eau froide sur votre nuque ne vaudrait pas mieux qu’un pot d’eau chaude sur votre langue déjà fort déliée, il me semble !

Et, riant aux plus beaux éclats, exécutant en même temps une révérence fort bien tournée, mais moqueuse comme son sourire, elle reprit le chemin de la cuisine.

Les deux grenadiers se mirent à rire doucement.

— Exquise ! Exquise ! murmura Pertuluis avec admiration.

— Et espiègle… très espiègle ! fit Regaudin. Ma foi, si je n’avais pas juré dans mon célibat, je lui offrirais mon nom et ma fortune !

— Moi, je lui consacrerais mon bras et ma rapière pour le reste de mes jours !

— Pour la conquérir, reprit Regaudin avec un sérieux remarquable, j’irais de suite plumer cent têtes d’Iroquois !

— Moi, j’irais séance tenante chasser les Anglais de Québec !

— Biche-de-Biche ! Pertuluis, j’en ferais autant. Puis j’enferrerais ensuite tous ces english l’un après l’autre en la lame de ma rapière et viendrais les offrir en cadeau à ma chère Friponne !

— Ventre-de-diable ! Regaudin, surenchérit le chevalier, j’embrocherais de ma rapière tous les sauvages de toutes les forêts, j’en ferais une marmelade énorme que j’irais ensuite distribuer à tous les porcs du pays… et je jure que La Friponne serait à moi !

— Pauvre Pertuluis, fit railleusement Regaudin, tu te vantes bien inutilement, car jamais cette délicieuse Friponne ne voudrait de tes balafres !

— Et toi, partit de rire Pertuluis avec mépris, crois-tu en bonne vérité qu’elle voudrait de ta face de singe mal recopiée ?

— Ne m’insulte pas, Pertuluis ! N’as-tu pas remarqué qu’elle m’a plus regardé que toi ?

— Et ne m’a-t-elle pas plus souri qu’à toi ? Mais c’est assez, Regaudin, ajouta durement le chevalier, de droit cette Friponne me reviendrait !

— Hein ! et de quel droit, s’il-te-plaît ?

— Hé ! ventre-de-biche ! parce que je suis le Chevalier et que tu n’es que l’Écuyer ! Le maître avant, le serviteur… là !

Regaudin était devenu pâle de colère. Peut-être encore la discussion allait-elle dégénérer en chiquenaudes, lorsque la servante survint apportant un large cabaret contenant les carafons d’eau-de-vie, l’eau chaude, le sucre, les essences et l’écritoire.

— Messeigneurs, voilà ! fit la jeune fille toujours souriante.

Et tandis qu’elle rangeait sur la table chaque chose avec soin, les deux grenadiers la considéraient avec une extase admirative. Lorsque tout eut été rangé convenablement, Pertuluis remarqua qu’il restait sur le cabaret un petit papier.

— Et cela, qu’est-ce, ma belle enfant ? demanda-t-il.

— Ceci, Messeigneurs… c’est la note !

— La note ! fit Regaudin surpris ; mais nous ne partons pas de suite !

— Nous ne partons que demain, délicieuse Friponne, assura Pertuluis.

— C’est possible, Messeigneurs. Mais vu que vous êtes étrangers, le patron, qui se méfie toujours des gens qui ne partent que demain ou après-demain, a fait la note… voici !

Et elle souriait toujours.

— Mademoiselle, dit Pertuluis sans toucher au papier, je ne sais pas lire, malheureusement.

— Oh ! ce n’est rien, votre ami lira pour vous !

— Hélas ! mademoiselle, soupira Regaudin, je suis tellement myope…

— Ah ! ah ! monsieur, s’écria gaiement la servante, je vous y prends bien ? Vous êtes myope pour lire votre facture, mais non pour lorgner mes bras et mes jambes !

Regaudin rougit jusqu’à la racine des