Page:Féron - Les trois grenadiers (1759), 1927.djvu/22

Cette page a été validée par deux contributeurs.
20
LES TROIS GRENADIERS

Les deux compères se versèrent à boire et firent silence afin de mieux savourer leur eau-de-vie additionnée d’essence de menthe et d’anis.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il était huit heures de ce même soir lorsque les deux grenadiers quittèrent la cuisine où ils avaient pris un dîner de prince, et un dîner qu’ils n’avaient pas manqué d’arroser libéralement des meilleurs vins de l’hôtellerie. L’ivresse les envahissait peu à peu, et ils n’en prenaient que mieux des airs de pourfendeurs à faire trembler une armée.

La salle était devenue très animée, les voix avaient dépassé le diapason ordinaire, les rires relataient comme des bruits de trompettes, les discussions s’échauffaient, des poings heurtaient les tables, des gobelets étaient renversés par mégarde avec leur contenu, et plusieurs militaires et villageois dormaient d’ivresse sur leurs sièges ou roulés sous les tables. De sorte qu’on ne s’occupait plus de nos deux grenadiers qui avaient repris leur place devant l’une des deux cheminées.

Parmi les hôtes la discussion roulait surtout sur les affaires du pays, et l’on parlait déjà de la marche sur Québec que le chevalier de Lévis préparait pour la fin de l’hiver. Les uns prétendaient que ce serait aller à la défaite finale, à moins que le roi de France n’envoyât des armes et des soldats. Les autres — et c’était la majorité — soutenaient que ce serait là ou jamais l’occasion de laver la honte reçue sur les plaines d’Abraham au mois de septembre. D’autres blâmèrent Bigot, et sa bande d’affamer le pays, et d’autres encore se plaignaient que M. de Vaudreuil s’obstinât à préparer des plans militaires, quand il manquait de tout ce qui était nécessaire pour les exécuter.

— Baste ! criait un capitaine de milices, Le Mercier va nous ramener vingt navires chargés de soldats et de poudre !

Tout le monde ne partageait pas cette assurance du capitaine. Plusieurs hochèrent la tête avec un signe manifeste de scepticisme.

La mine amusée, les deux grenadiers parurent un moment prêter leur attention à ces discussions. Puis, tous deux s’étant rappelés qu’ils n’avaient pas uniquement pour passe-temps de boire, manger et discourir, mais qu’il leur avait été confié certaine mission importante et urgente, ils dévidèrent de se mettre à l’œuvre sans plus tarder. Pertuluis appela la jolie servante surnommée La Friponne.

— Encore deux carafons, Messeigneurs ? demanda-t-elle avec un petit sourire coquin qui plut fort à Pertuluis.

— Si tu veux bien, ma belle enfant. Mais aussi une écritoire et du papier, car j’ai besoin d’écrire un message.

— Très bien, monsieur le Chevalier. Ajouterai-je l’essence de menthe ou d’anis ?

— Non, inutile, exquise Friponne, nous n’avons plus froid.

— Mais pour parfumer votre eau-de-vie, Messeigneurs ?…

Et, invitante, narquoise, elle clignait de l’œil coquinement. Disons ici qu’à cette époque, en certaines auberges, les serviteurs recevaient ou un salaire fixe ou un pourcentage sur les affaires de la maison. Comme on le devine le pourcentage était établi dans le but de stimuler le zèle des domestiques. Or, il faut croire que La Friponne était une employée intéressée directement dans les bénéfices de l’établissement, car une commande d’essence, de sucre et même d’eau, chaude ou froide, était, ajoutée à la note du buveur, et le tout additionné pouvait doubler la note et, conséquemment, grossir en proportion les gains de la servante.

Regaudin qui, probablement, était plus galant que Pertuluis, devina l’intérêt qu’avait la jolie fille à faire grossir la facture, et il voulut lui faire plaisir, peut-être mû par le secret espoir de s’attirer quelques sympathies amoureuses.

— Jolie Friponne, intervint-il, votre personne suffirait à parfumer notre eau-de-vie de même que nos vêtements et nos… Mais vu que deux parfums valent mieux qu’un seul, et que le parfum de menthe ou d’anis ne saurait gâter le vôtre, vous voudrez bien ajouter les deux…

— La menthe et l’anis ? fit gaiement la jeune fille.

— Et la rose… ajouta Pertuluis en étendant une main pour saisir la moqueuse Friponne et l’attirer à lui.

Mais, vive et agile comme une tourterelle, la servante esquiva le geste audacieux du grenadier, lança un éclat de rire narquois et courut vers la cuisine.