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LES TROIS GRENADIERS

quel froid aussi… Savez-vous que j’entretiens quatre bûcherons pour alimenter les feux de ma maison ?

— Nous ne le savions pas, dit Regaudin, mais vous nous l’apprenez. Seulement, nous préférons pour le moment connaître la couleur de vos eaux-de-vie…

— J’y cours, messeigneurs. Mais peut-être désirez-vous aussi qu’à l’eau chaude et au sucre j’ajoute un peu d’essence de menthe ou d’anis ?

— Voilà bien, approuva Regaudin, un peu d’essence d’anis, cela nous réchauffera plus vite.

— Pour moi, ce sera l’essence de menthe, dit Pertuluis.

— Bien, bien, messeigneurs, je cours…

— Hé ! là ! Friponne, cria-t-il, cours chercher à Messeigneurs deux carafons chacun d’eau-de-vie, et de la meilleure, puis un carafon d’eau chaude, un pot de sucre ainsi que l’essence de menthe et d’anis !

La servante, interpellée sous le sobriquet de « Friponne » jeta un regard clair et amusé sur les deux binettes des grenadiers, esquissa un sourire ironique, et, alerte et vive comme une gazelle, courut à la cuisine.

L’aubergiste exécuta une longue et cérémonieuse révérence et se retira, cependant que la salle entière murmurait d’admiration après avoir entendu le maître de l’établissement appeler les nouveaux venus « Messeigneurs », et après avoir entendu l’imposante commande des boissons et des essences. Mais les deux grenadiers n’entendirent pas ces murmures d’admiration qui, par parenthèse, n’auraient pas manqué de leur faire un certain velours, pour la bonne raison qu’ils venaient de tourner le dos aux hôtes de l’auberge, pour étendre leurs jambes et leurs pieds vers les chenets de la cheminée et pour jouir des premiers effets de cette délicieuse chaleur qui défigeait déjà leur sang. Puis ils avaient de suite entamé le colloque suivant :

— Regaudin, ce qu’il importe en premier lieu de savoir, c’est l’endroit exact où se trouve l’habitation de cette chère Madame Péan.

— Nous pourrions, mon cher Pertuluis, tirer cette information de notre aubergiste qui m’a l’air d’un fort brave homme.

— Peut-être. Néanmoins, j’ai une idée, laquelle serait d’écrire quelques mots à la divine créature que nous lui expédierons par un serviteur de cette maison. Il n’y a pas de doute que la chère femme nous donnera rendez-vous à son habitation dont elle-même nous fera indiquer le chemin.

— Ton idée est certainement remarquable, Pertuluis. Mais il faudra d’abord trouver le motif d’un tel rendez-vous.

— C’est ce à quoi je songe. Et quand j’aurai avalé quelques carafons, quand je me serai rempli la panse convenablement, je ne doute point que j’aurai trouvé ce motif. Ah ! voici qu’on nous apporte notre breuvage… N’est-elle pas jolie un peu, cette petite ?

— Charmante, admit Regaudin en pourléchant ses lèvres. Mais n’as-tu pas remarqué son nom qu’a dit l’aubergiste ?

— Tiens… je l’ai déjà oublié !

— La Friponne… Ah ! diable ! est-ce qu’elle serait la filleule de la Grande Société ?

La jeune et jolie servante, vêtue de rouge et de blanc, s’approcha.

— Voici, Messeigneurs, dit-elle d’une voix agréable, vos carafons d’eau-de-vie et vos essences… Dans ce pot, le sucre. Dans cette cruche, l’eau chaude. Faut-il servir autres choses à Messeigneurs ?

— Non… pas à présent, ma belle enfant ! sourit Pertuluis.

— Nous vous appellerons tout à l’heure, Mademoiselle ! dit Regaudin en faisant une galante révérence.

— Vous n’aurez qu’à me faire un signe, Messeigneurs…

Et, s’inclinant avec une grâce charmante, la jeune fille courut à d’autres consommateurs.

Pertuluis lui décocha un regard ardent et soupira fortement.

— Sent-elle bon un peu ! Ventre de-roi ! j’échangerais un carafon pour une de ses larmes !

— Elle me semble bien porter son nom de Friponne, dit Regaudin qui n’avait pas manquer de lorgner la jolie fille avec une intense admiration, elle a une taille de friponne !

— Et un nez de friponne, ajouta Pertuluis

— Et des yeux…

— Une bouche…

— Allons, bois, Regaudin, s’écria rudement Pertuluis, tu vas tomber malade d’amour…