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LES TROIS GRENADIERS

Souriante, Marguerite soulevait les fourrures à côté d’elle et disait :

— Mais non, capitaine, j’ai mon malade avec moi…

Elle dégageait le vicomte de Loys qui à son tour, montrait une figure souriante.

— Capitaine, dit le vicomte, j’ai du souffrir que Mademoiselle Marguerite me traite comme un enfant… voyez !

— Et elle a bien fait, répliqua Jean Vaucourt. Au reste, connaissant votre état de santé, je l’avais prévenue, bien que ce fût inutile, de prendre avec vous toutes les précautions…

— Par crainte que je ne lui échappe ?… sourit de Loys.

On se mit à rire, et à cause du froid toujours vif et piquant on s’empressa de pénétrer dans la maison du capitaine.

Nous ne parlerons pas de la joie de Marguerite et d’Héloïse de se revoir. Mais Flambard étant venu sur l’entrefaite, on parla de suite des choses sérieuses.

— Mademoiselle Marguerite et vous, vicomte, dit Vaucourt, vous savez pour quelle raison je vous ai fait entreprendre ce long voyage de la Pointe-aux-Trembles ici, nous allons avoir besoin de vos dépositions devant, le Conseil de Guerre qui sera tenu avant longtemps.

— Mais nous ne savons pas, dit Marguerite, contre qui nous serons appelés à déposer.

— Vous allez le savoir, répliqua gravement Vaucourt, écoutez bien : vous allez témoigner contre l’intendant Bigot, contre Cadet, Péan, Deschenaux et un comparse qui porte le nom d’emprunt Foissan.

— Voulez-vous nous apprendre, demanda le vicomte qui n’avait pu s’empêcher de tressaillir en entendant prononcer ces noms qui lui étaient si familiers, que ces personnages ont été arrêtés ?

— Non, pas encore. Mais nous allons émettre contre eux une accusation de trahison.

— Une accusation contre Bigot et Cadet, reprit le vicomte, c’est peine inutile.

— Pourquoi ?

— On ne vous croira pas !

— Mais Péan ? interrogea Vaucourt.

— Une accusation contre Péan, répondit de Loys, ne sera pas mieux reçue.

— Et Deschenaux ?

— Eh ! capitaine, s’écria de Loys, ne savez-vous pas qu’attaquer Deschenaux c’est attaquer l’intendant-royal presque aussi directement.

— Vous avez raison, admit Vaucourt. Et je suis content, vicomte, d’avoir votre avis sur cette question, attendu que mieux que quiconque d’entre nous vous connaissez ces gens, leurs tactiques et les moyens dont ils peuvent disposer pour leur défense en cas d’attaque. Mais il reste un individu contre qui une accusation peut être émise sans danger de la voir rejeter.

— Voulez-vous parler de Foissan ?

— Oui.

— Quant à celui-là, je suis certain que le gouverneur ne s’opposera pas à signer le mandat d’arrêt, et qu’il s’empressera de le traduire devant un Conseil de Guerre.

— S’il en est ainsi, sourit le capitaine, tout va bien. Par Foissan nous ferons tomber les autres… nous les ferons condamner. J’admets, poursuivit Vaucourt, que nous ne possédons aucune preuve directe contre l’intendant ; mais vous savez que nous pouvons produire des témoignages dignes de foi qui établiront clairement que Bigot et Cadet ont commercé avec l’ennemi ; que Hughes Péan a été l’un des traîtres qui ont livré la capitale aux Anglais ; que Foissan a été l’agent de ces traîtres. Or, vous, Monsieur le vicomte, vous êtes l’un de ces témoins dignes de foi, ainsi que votre ancien ami le chevalier de Coulevent.

— De Coulevent refusera de déposer, dit le vicomte.

— Nous l’y forcerons.

— Il ne dira pas la vérité…

— Eh bien ! vous serez alors notre principal témoin à charge.

— Je le veux bien, sourit le vicomte. Mais songez que ma déposition n’aura qu’une valeur bien insignifiante, si toutefois elle en a, car je ne pourrai faire reposer mon témoignage que sur un propos entendu. Souvenez-vous que j’ai appris l’histoire du message qui allait faire livrer la capitale aux Anglais par ce que m’en a dit de Coulevent. Je puis jurer que telle est la vérité ; mais de Coulevent, qui demeure attaché à Monsieur Bigot, peut fort bien jurer le contraire. Comme vous voyez il sera difficile, pour ne pas dire impossible, de nous attaquer de quelque façon à Bigot et consorts. Mais, je vous le demande, capitaine, pourquoi n’abandonnez-vous pas ces gens au châtiment qui les atteindra un jour ou l’autre ?