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LES TROIS GRENADIERS

Pertuluis et Regaudin qui étaient devenus des alliés fidèles et dévoués du capitaine et du spadassin dans leur lutte inlassable qu’ils avaient entreprise pour démasquer et dénoncer les odieuses intrigues de Bigot et sa bande.

Voilà à peu près quelle était la position de nos principaux personnages en ce mois de décembre 1759.

Revenons maintenant au Fort Jacques-Cartier.

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Comme nous en avons eu une idée précédemment, le fort se trouvait placé dans une situation avantageuse, et bien défendu pour pouvoir opposer une résistance effective à toute attaque et barrer la route à une armée ennemie. Juché sur des hauteurs difficiles d’abord, entouré d’abatis et protégé par une haute et solide palissade armée de canons il était quasi imprenable. Il contenait une forte quantité de munitions de guerre, mais les vivres étaient beaucoup moins abondants. Heureusement, on avait la forêt toute proche où le gibier abondait. Néanmoins, la garnison manquait, souvent de farine et de légumes qu’on disait manquer aussi dans les magasins du roi. Mais si les soldats souffraient quelquefois de la faim, ils pouvaient se rattraper sur le boire, car l’eau-de-vie et le vin ne manquaient pas. En effet, la mère Rodioux, après avoir vu son commerce ruiné dans la capitale, avait eu le flair de se rendre au Fort Jacques-Cartier. Elle avait obtenu un permis de M. de Vaudreuil et de l’intendant Bigot d’y tenir tout près une taverne pour l’accommodement des soldats du fort. C’était le moyen le plus sûr d’empêcher les désertions. Et l’ancienne mendiante, devenue cabaretière, n’avait pas manqué de reprendre à son service Rose Peluchet, surnommée La Pluchette, qui, toujours accorte paysanne, délurée et bonne enfant à la fois, plaisait énormément à la clientèle dont elle était respectée. Mais ne buvaient pas chez la mère Rodioux que les soldats en congé, il y venait presque tous les jours des paysans des environs, des chasseurs et des trappeurs.

Pénétrons dans le fort. Il ne s’y trouve qu’une seule porte, et elle ouvre sur le côté Nord. L’intérieur du fort peut ressembler à un gros village avec ses cabanes alignées sur des ruelles droites mais peu larges. Près de la porte se trouvent les étables, les meules de foin et de paille, les cuisines de la garnison et six grandes huttes faites de bois brut qui abritent les soldats. On y voit aussi les forges, les magasins à vivres et un atelier où s’exercent tous les métiers. Au centre du fort, qui est en forme rectangulaire plus ou moins régulière, se trouve une petite place sur laquelle s’élève la chapelle. À l’extrémité opposée, celle qui surplombe le fleuve, sont les arsenaux. On voit là aussi une place, mais beaucoup plus spacieuse que celle de la chapelle, et on l’appelle la Place d’Armes. De là en suivant la palissade on voit un large chemin de ronde qui fait tout le tour du fort, et le long de cette palissade, de distance en distance, sont élevés des parapets sur lesquels des canons ont été posés.

Près des arsenaux on remarque une construction plus soignée et plus grande que les huttes ordinaires : c’est le logement des officiers. Puis, un peu à l’écart, une petite maison carrée attire l’attention, car elle offre une certaine élégance et un plus grand confort : c’est l’habitation du commandant de la place, c’est-à-dire du capitaine Jean Vaucourt. Donc l’arsenal, la maison des officiers et celle de Jean Vaucourt occupent un coin de la Place d’Armes et l’angle Sud-Ouest du fort, et ces bâtiments se trouvent de la sorte écartés des autres constructions. Enfin, à quelque distance de l’habitation de Vaucourt, une hutte abrite l’ordonnance du capitaine, c’est-à-dire le milicien Aubray qui a près de lui sa femme, son enfant et son vieux père. Disons, pour terminer, que les trois grenadiers, Flambard, Pertuluis et Regaudin, habitent deux cabanes voisines vers le centre du fort.

Il était une heure, ce jour du 12 décembre, lorsque l’attelage que nous avons vu de l’autre côté de la rivière pénétra dans le fort et vint s’arrêter devant la maison du capitaine. Celui-ci s’était précipité dehors et il avait de suite reconnu Marguerite de Loisel.

— Ah ! mademoiselle, s’écria le capitaine, je vous remercie d’être accourue à mon appel, et combien ma femme va être heureuse de vous revoir… Mais êtes-vous seule ?