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LES TROIS GRENADIERS

Cartier sous le commandement du chevalier de Lévis, qui après la mort de Montcalm, avait été nommé général-en-chef. Lorsque Lévis, qui accourait au secours de Québec, apprit que la capitale avait été livrée, il ordonna à l’armée de se retrancher solidement à la rivière Jacques-Cartier, afin de disputer aux Anglais le reste du pays. Mais les Anglais n’avaient pas les forces nécessaires pour tenter de conquérir le reste de la Nouvelle-France, et pour cet hiver-là ils allaient se contenter de garder Québec.

Alors, M. de Lévis, ordonna la construction d’un fort qui, tout en servant de barrage à toute marche possible de l’ennemi, serait en même temps pour l’armée un refuge plus confortable contre les rigueurs de l’hiver qui allait venir. Lorsque le fort fut terminé, le chevalier de Lévis n’y laissa que deux mille hommes, et envoya le reste des soldats dans les divers postes militaires entre les Trois-Rivières, Montréal et le lac Champlain. Quant au chevalier, il se rendit passer l’hiver à Montréal avec son état-major, et laissa le commandement du Fort au capitaine Jean Vaucourt, sur la recommandation de M. de Vaudreuil. Celui-ci et tous les fonctionnaires s’étaient aussi rendus à Montréal où se trouvait maintenant le siège principal de la colonie. Il avait été décidé qu’on ne tenterait rien contre les Anglais durant le cours de l’hiver, et qu’on attendrait au printemps suivant, alors qu’on espérait recevoir du roi de France des secours en hommes, vivres et argent. Le chevalier Le Mercier avait, en effet, été envoyé auprès du roi pour solliciter ces secours. Bien que la colonie se trouvât dans une situation plus que précaire, les adeptes de la Société Bigot et Cie n’en continuaient pas moins leurs affaires louches et le train de leurs plaisirs. Bigot avait dû suivre M. de Vaudreuil à Montréal, tandis que Cadet et Péan étaient demeurés aux Trois-Rivières qui, cet hiver-là, devenait le centre de ravitaillement de la colonie et des postes militaires. Mais rien n’empêchait ces messieurs de se rendre de temps à autres à Montréal pour assister aux fêtes magnifiques qu’y donnaient l’intendant-royal. De leur côté, Cadet, et Péan ne manquaient pas de donner quelques réceptions dont on parlait avec éloges. Là, aux Trois-Rivières, Mme Péan brillait comme la plus belle des femmes, mais elle n’avait pas pour l’admirer et la jalouser la haute aristocratie de Québec qui, à présent, avait élu domicile à Montréal. À Montréal une autre étoile brillait dans les salons de l’intendant, une étoile qui avait tout à coup éclipsé Mme Péan, une jeune fille qui, du jour au lendemain, était devenue la reine du pays, comme l’avait été Mme Péan, et cette jeune fille était, Mlle Deladier. Mlle Eugénie Deladier, beaucoup plus jeune que Mme Péan, car elle n’avait que 18 ou 19 ans, était plus fraîche et plus gaie, de sorte, qu’après avoir été courtisée par Foissan, qu’elle avait enduré contre son gré, sa jeunesse et sa fraîcheur avaient subitement attiré les regards de Bigot. Et ceci s’était passé, tandis que Mme Péan, en compagnie de son mari, s’était absentée de la capitale à la perte de laquelle elle travaillait.

Bigot, était-il fatigué de Mme Péan ? C’est possible. Car il faut reconnaître que ces grands jouisseurs ne s’attachent jamais longuement à un fruit en particulier, ils aiment à goûter un peu à tout ce qui tente leur palais, et des meilleurs fruits ils ne laissent jamais que les morceaux épars. Quoiqu’il en fût, il avait trouvé en Mlle Deladier non seulement une amie charmante, mais une servante dévouée… une esclave presque. Elle était tellement honorée et fière de marcher à côté de ce maître redoutable qu’était l’intendant-royal, que pour lui elle se fût sacrifiée corps et âme. C’est pourquoi, après la capitulation de Québec, elle avait d’une main ferme et presque à bout portant tiré une balle de pistolet au grenadier Flambard pour protéger la vie de l’intendant.

Et Flambard était tombé.[1]

Heureusement, comme nous le savons, notre héros en avait réchappé. On se rappelle qu’il avait été peu après ramassé par les deux grenadiers Pertuluis et Regaudin ; ceux-ci l’avaient conduit aux Trois-Rivières où se trouvaient Jean Vaucourt et sa femme, Héloïse de Maubertin, qui pendant un long mois avait veillé sur les jours du spadassin. Puis il avait fallu un autre mois à Flambard pour se remettre tout à fait de l’accident. Or, lorsque le Fort Jacques-Cartier eut été achevé et que Jean Vaucourt en eut été nommé le commandant, nos amis s’y transportèrent ainsi que

  1. Voir le volume précédent, dans la même collection « Le Drapeau Blanc » qui fait suite à « La Besace d’Amour » et « La Besace de Haine ».